Le Baron noir Paris, 28 juillet 1988, 0 h 30 - Alertés par un ronflement de moteur, des habitants des quartiers sud préviennent la sécurité civile: il y aurait un avion au-dessus du Champ-de-Mars. On croit qu'il évolue autour de la tour Eiffel et survole la Seine au ras des ponts. Des policiers tentent d'observer l'appareil. Deux hebdomadaires raconteront leur dialogue radio: 30 Juillet. La presse commence à rapporter ces mystérieuses évolutions nocturnes. Voilà le mois d'août traditionnellement réservé par les journaux à l'exploitation des faits divers. 3 août. Nouveau feuilleton de l'été: « Le mystère de l'avion fantôme. » Le journaliste de service est allé aux archives consulter les affaires similaires, histoire de remplir quelques colonnes. Si le journal est politiquement de l'opposition, il ajoute que la couverture radar de Paris en dessous de 300 mètres est une vraie passoire. Que faire contre un avion terroriste chargé d'explosifs? 4 août. Coïncidence, on annonce la libération de Mathias Rust, qui avait posé son Cessna sur la place Rouge. Plus de terroriste, le fou volant ne peut être qu'un Rust français. 5 août. Le Quotidien de Paris soupçonne un chirurgien-dentiste. Raison: il est mécontent de son garagiste.
8 août. Informé d'un nouveau survol de Paris, le ministère de la Défense annonce qu'il resserre son dispositif de surveillance. La préfecture de Police installe des guetteurs munis de jumelles sur une dizaine de points hauts de la capitale. Comme en 1914. 10 août. Les humoristes entrent en scène. Le Canard enchaîné laisse entendre qu'à l'instar de Gorbatchev le Premier ministre pourrait limoger les responsables de la sécurité aérienne de Paris. Pourtant, à la Direction générale de l'aviation civile, on n'est pas encore sûr que la matérialité des faits soit bien établie. 11 août, la nuit. « Il » est au-dessus de l'université de Jussieu! Un hélicoptère de l'ALAT (Aviation légère de l'armée de terre) prend l'intrus en chasse. Celui-ci s'échappe vers Orly et plonge vers les pistes de l'aéroport. Ne voulant pas risquer d'accident, l'hélicoptère abandonne la chasse, mais prévient la tour de contrôle, qui à son tour met en garde un Airbus en descente. L'avion mystérieux remet les gaz et s'éloigne, mais le radar l'a accroché et le suit jusqu'au voisinage de l'aérodrome de Lognes (Seine-et-Marne), où il perd sa trace. L'avion s'y est-il posé? Non. Depuis quinze jours, l'aérodrome est surveillé par la police, et aucun appareil ne s'est posé cette nuit-là. Seule consolation, on croit avoir identifié le fuyard: un bimoteur Cessna 400. 13 août. Le ministre de l'Intérieur se fâche, et dévoile à la presse le dispositif Vipère:
Cette initiative va prolonger le feuilleton d'une dizaine de jours. Le soir même, et le lendemain, on signale à nouveau l'exaspérant appareil. On lui a trouvé un nom: le Baron noir. Pourquoi? Il paraît que les policiers auraient décrit ce qu'ils voyaient comme un « barreau noir ». L'analogie avec la bande dessinée de Got et Pétillon, ainsi qu'avec le Baron rouge de 14-18, aurait fait le reste.
15 août. Le scoop! La 5 l'a filmé! Hélas! la séquence ne montre que les feux de position d'un hélicoptère à côté de la tour Montparnasse. La frustration règne. Faute de pouvoir photographier le Baron noir, on photographie les policiers qui le guettent.
Les hypothèses pullulent, les mystifications aussi. Pour Le Figaro, « Ils » sont plusieurs: un ULM, un monomoteur et un Cessna 400. PourFrance-Soir, c'est une grosse maquette d'avion, télécommandée ou autoguidée. Pour Le Canard enchaîné: c'est le prédécesseur de Pierre Joxe, qui s'amuse à embêter son successeur au ministère de l'Intérieur. Pour Minute: l'exploit! Ses reporters prétendent avoir survolé Paris le 13 août. Comme preuve: une photo avec la tour Eiffel bien cadrée au centre. Le hic, c'est que cette photo, censée avoir été prise à 23 h 29, montre Paris en plein jour!
Pour L'Humanité, de l'humour: c'est Tanguy et Laverdure. Ils sont basés sur le Clémenceau, qui survole Paris en toute tranquillité. Photo à l'appui, bien sûr.
Pour Le Meilleur: 500 000 francs au Baron noir s'il se démasque. 17 août. Le quotidien britannique Today affirme l'avoir démasqué: c'est le comte de Guillaume. Il utilise indifféremment trois avions et n'est pas avare de ses exploits.
Mais Today à son tour jette le masque: c'était une blague. Pour Patrick Baudry, il faudrait mettre un AWACS au dessus de Paris. Encore que la semaine précédente, Le canard enchaîné avait rappelé que lors d'essais en Europe, un AWACS avait confondu des voitures sur l'autoroute avec des avions non identifiés 18 août. Le Parisien découvre son propre Baron noir. A Sceaux, des projecteurs balaient le ciel. Feraient-ils la chasse à l'avion fantôme ? 19 août. C'est au tour du Quotidien de Paris de dénicher son Baron noir. Commentaire: « Il y a trop de monde dans le ciel en ce moment. » Les journaux évoquent aussi les hypothèses de leurs lecteurs, ou de leurs confrères. L'inventaire en est proprement surréaliste: Les dessinateurs s'amusent: VSD montre un préfet installé dans la nacelle d'un ballon et prêt à retirer sa licence de vol au chauffard volant 22 août. La publicité s'en mêle: Les Galeries Lafayette rappellent que l'aviateur Védrines s'était déjà posé sur leur toit le 19 janvier 1919. 24 août. Le Baron noir ne s'est plus manifesté depuis dix jours. Mais on apprend qu'à Munich, depuis deux semaines, « Der schwartze Baron » fait des siennes. Lyon croit aussi avoir le sien et, dans plusieurs villes du Midi, on pense aussitôt à un avion fantôme en voyant un brillant météore. 6 septembre. Le ministère de l'Intérieur lève le dispositif Vipère. Comme pour se moquer de lui, à 21 h 20, un nouveau Baron noir apparaît sur l'écran de TF1.
Or, Albert Maltret prétendait la même chose: être un ancien pilote de l'armée et avoir reçu d'alléchantes propositions visant à survoler Paris chaque nuit pour faire tomber Pierre Joxe. Maltret nie être le Baron noir, mais le connaît comme un frère jumeau qui aurait réussi tout ce dont lui a été frustré: être officier, pilote de chasse, et se venger de l'armée française. Car, en fait, il n'a jamais été que mécanicien de l'aéronavale, et même rétrogradé au rang de simple matelot. Ayant pu enfin commencer à piloter en 1969, il a échoué au brevet de vol avec passagers. Il ne lui restait plus qu'à rêver. Il prétend avoir été officier, instructeur au Bangladesh, en Libye, au Gabon, et ailleurs. L'affaire de l'avion fantôme lui permet de jouer à l'instructeur dans les journaux. On comprend qu'il affirme que le Baron noir est un artiste, un pionnier, un as, qu'il devrait être décoré! On comprend aussi que sa femme le taxe de mythomanie. 13 septembre. Albert Maltret, interdit de vol après son atterrissage sur les Champs-Élysées, a pu bénéficier de l'amnistie présidentielle. Disposant d'une licence élémentaire de vol, il emprunte un Rallye et décolle à 10 h 30 de l'aérodrome de Saint-Cyr-l'École. A 10 h 37, il survole les Champs-Élysées à basse altitude. L'alerte est aussitôt donnée et l'immatriculation de l'avion relevée. Quand il revient se poser à 10 h 54, les policiers sont là pour l'accueillir, un peu étonné de le voir si peu sûr de lui et si emprunté qu'il n'arrive pas à couper son moteur. Maltret était bien le pseudo-Baron noir de TF 1, et celui du Quotidien de Paris. Les médias lui ayant peuplé la tête d'exploits nocturnes imaginaires, on imagine sa frustration: il fallait qu'il se libère. Devant les autorités, Maltret nie avoir survolé Paris la nuit - il en semble d'ailleurs bien incapable. Mais, devant les médias, il en rajoute. 15 septembre. Les journaux annoncent l'inculpation de Maltret, remis en liberté sous contrôle judiciaire. France Soir, qui a eu vent de notre enquête, soulève un coin du voile: « Baron noir », une psychose de type ovnis. La chasse au Baron noir aurait coûté près de 20 millions de francs. Les chasseurs sont néanmoins bredouilles. L'imbroglio des responsabilités a provoqué un afflux d'informations contradictoires. Le nombre de survols reconnus de Paris varie selon le service auquel on s'adresse. Il y a de quoi! Il n'y a rien, aucune preuve, aucun témoignage précis, rien que des impressions furtives, des vrombissements suspects entendus par des Parisiens qui avaient laissé leurs fenêtres ouvertes. Or, la plupart d'entre eux ne distinguent pas le bruit d'un avion de celui d'un hélicoptère. Même le Baron noir - du Quotidien de Paris, c'est-à-dire Maltret - est d'accord là-dessus! Certains témoins auraient cru voir un empennage disparaître derrière un immeuble, ou encore des feux de position, mais on assure par ailleurs que l'appareil volait tous feux éteints.
Quant aux policiers du début de notre histoire, qu'ils se consolent: des policiers US, sans 405 ni 309, ont poursuivi Vénus sur plusieurs centaines de kilomètres. Finalement, les seuls témoignages précis émanent des divers pseudo-Barons noirs qui prétendent avoir survolé Paris. Mais les renseignements qu'ils donnent prouvent seulement qu'ils ont lu la presse, que l'aéronautique leur est familière, et qu'ils connaissent l'aspect de Paris la nuit. Tout cela ne prouve pas qu'au mois d'août 1988, aucun avion n'a survolé Paris la nuit au ras des toits, mais ce n'est pas à celui qui doute de prouver, c'est à celui qui affirme. Et qui peut prouver qu'une escadrille de dangereux hurluberlus a pris Paris comme champ de manoeuvres? Ce qu'on peut affirmer, au contraire, c'est qu'il y a eu une psychose typique d'aéronefs fantômes, dont tous les symptômes sont là présents: de l'entrée en scène des médias à celle des publicitaires, en passant par celle des autorités et celle des humoristes. Il n'y manque que la découverte d'une carcasse d'avion, absence due uniquement au caractère purement urbain de cette vague. Nous ignorons encore pourquoi, à la simple audition d'un bruit de moteur, les premiers témoins de l'engin fantôme ont pensé à un avion. Peut-être ont-ils simultanément cru voir quelque chose. Alors, même si ce « quelque chose » n'avait rien à voir avec le bruit: objet volant + bruit de moteur = objet volant motorisé = avion (ou ULM). La même année, l'écrivain Paul d'Ivoi écrit L'Aéroplane fantôme. Son roman met en scène un mystérieux avion qui évolue à 50 mètres d'altitude. Cependant, même en leur accordant le bénéfice de l'ignorance des rumeurs d'avions fantômes, on peut s'inquiéter de l'incompétence des responsables de la sécurité aérienne de Paris: depuis 1984, on savait que la couverture radar de Paris à basse altitude était tout à fait déficiente. De nombreux avions cerclant en attente d'atterrissage avait déjà mordu sur le périmètre interdit. La DGAC en aurait recensé 17 entre décembre 1986 et février 1987. L'affaire du baron noir a connu son épilogue le 14 octobre 2016, avec le décès d'Albert Maltret à Roscoff. Les médias continuaient de l'appeler "le baron noir", alors que nous avons vu que cette histoire n'est qu'une psychose, qu'Albert Maltret a récupéré, lui qui a tout juste été capable de survoler les champs élysées de jour. C'est donc le décès d'un mythomane et non du baron noir que les journaux ont annoncé. Le baron noir ne risque pas de mourir, lui qui n'a jamais existé. |
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Dernière mise à jour: 16/10/2016 |