La fausse comète d'Ambroise Paré

Vous avez sûrement tous entendu parler de la "comète d'Ambroise Paré", décrite avec une grande épée, des haches, des couteaux, du sang, des visages horribles, au point que tes témoins en moururent de peur? Hé bien, c'est une "légende urbaine", ou plus exactement une légende savante. Une de ces histoire qui se recopie de livre de vulgarisation en livre de vulgarisation, sans que personne ne se donne la peine de vérifier: Elle est tellement belle, cette histoire...
Nous allons voir toute l'histoire de cette légende, en plusieurs épisodes à travers son organigramme, qui donne accès à tous les sous-dossiers. Le texte qui suit n'est qu'une introduction explicative, avec une nouvelle invitation au dossier complet dans le dernier paragraphe: les avatars d'un prodige

Hubert Reeves piégé

Reeves
Hubert Reeves
Le battage médiatique autour du retour de la comète de Halley pour 1986, nous a valu beaucoup d'interviews et de rappels historiques. Pas assez "historiques", cependant, comme le montre l'interview suivante

(Philippe Just) J'ai envie de commencer cette interview en vous posant une question-piège. Une question à mille francs. « Savez-vous qui a dit en parlant de Halley: "A sa tête, on distinguait l'image d'un bras plié tenant dans sa main une grande épée prête à frapper. A sa pointe, on voyait trois étoiles. Et des deux côtés du rayon, un grand nombre de haches, de couteaux et d'épées ensanglantées, mêlés à un grand nombre de visages humains, hideux, hirsutes et barbus? " »
( Hubert Reeves ) C'est un médecin français, Ambroise Paré, au XVIe siècle... (1)

Mais tu rèves, Hubert: Ambroise Paré n'a jamais décrit la comète de Halley! On t'avait prévenu, pourtant: c'était un piège...
La vraie comète de Halley est passée en 1531, soit quatre ans après celle décrite par Ambroise Paré.

La légende de la comète d'Ambroise Paré

Paré
Ambroise Paré
gravure de Paré
la prétendue comète, d'après Paré
  Il est vrai que, voulant décrire ce qu'il croyait être une comète, Ambroise Paré a bel et bien parlé de haches, couteaux, espees coulourees de sang, parmi lesquelles il y avoit grand nombre de faces humaines hideuses, avec les barbes & cheveux herissez.
  Il est vrai aussi qu'il a publié la figure ci-contre, dans son Livre des monstres, au chapitre des Monstres célestes.
  Seulement cette comète, Ambroise Paré ne l'a jamais vu, ni même inventé, et ceux qui en parlent à tort et a travers n'ont jamais lu que des passages tronqués de son ouvrage, dont on avait extrait le plus croustillant

  Si le grand chirurgien qu'était Ambroise Paré mérite notre respect ( et c'est probablement pourquoi on lui attribue ce texte, sans aucune vérification ), en tant qu'écrivain, il était néanmoins un homme de son temps, pratiquant le syncrétisme et faisant confiance aux "bons auteurs".
  Ainsi son livre des monstres se devait d'inclure, non ses observations personnelles, mais les "meilleurs" exemples, puisés aux "meilleures" sources. Il se devait aussi d'être le plus complet possible, et c'est pourquoi, dans l'édition de 1579, il complète son livre par un chapitre sur les "monstres célestes".

  C'est ainsi qu'il écrit:
Les anciens nous ont laissé par escrit que la face du Ciel a esté tant de fois défiguree de Comettes barbues, chevelues, de torches, flambeaux, coulonnes, lances, boucliers, bataille de nuees, dragons, duplication de Lunes & soleils, & autres choses: Ce que ie n'ay voulu obmettre, pour accomplir ce livre des Monstres, & pource en premier lieu ie produiray ceste histoire, figuree aux histoires prodigieuses de Boistuau: lequel dict l'auoir tiré de Licosthene.
L'antiquité, dict il, n'a rien expérimenté de plus prodigieux, en l'air que la Comette horrible de couleur de sang qui apparut en Rustrice, le neufiéme iour d'Octobre 1528.
Ceste Comette estoit si horrible & espouuentable, qu'elle engendroit si grand terreur au vulgaire qu'il en mourut aucuns de peur: les autres tomberent malades: Ceste estrange Comette dura une heure & un quart, & commança à se produire du costé du soleil levant, puis tira vers le midy: elle apparoissoit estre de longueur excessive, & si estoit de couleur de sang: A la sommité d'icelle on voyoit la figure d'vn bras courbé, tenant une grande espee en la main comme s'il eust voulu frapper. Au bout de la pointe il y avoit trois estoiles: mais celle qui estoit droitement sur la pointe, estoit plus claire & luysante que les autres: Aux deux costez des rayons de ceste comette, il se voyoit grand nombre de haches, cousteaux, espees, coulourees de sang, parmy lesquelles il y avoit grand nombre de faces humaines hideuses avec les barbes, & cheveux herissez, comme la voyez par ceste figure (2)

(quelques erreurs, comme "Rustrice" au lieu de "Westrie", seront corrigées dans l'édition suivante)
Le texte complet est explicite: cette histoire est, en fait, tirée des Histoires Prodigieuses, publiées en 1560 par Pierre Boaistuau.

Remontons aux sources

gravure de Boaistuau
Pierre Boaistuau, ( ou Pierre Launay ), né 10 ans avant Paré, fut surtout un compilateur. En 1560, il publia: Histoires prodigieuses les plus mémorables qui ayent esté observées, depuis la Nativité de Iesus Christ, iusques à nostre siècle.
Il rassemble les histoires les plus étonnantes de monstres, diables, animaux marins étranges, qu'il ait pu trouver.
Au feuillet 68, nous lisons:
L'antiquité n'a rien expérimenté de plus prodigieux en l'air que la Comete horrible de couleur de sang qui apparut en Westrie l'unziesme iour d'Octobre, mil cinq cens vingt & fept. Ceste Comete estoit si horrible & espouventable, qu'elle engendroit si grand terreur au vulgaire, qu'il en monrut aucuns de peur, les autres tomberent malades. Ceste estrange Comete fut veuë de plusieurs milliers de personnes, & dura une heure & vn quart. Elle commença à se produire du costé du Soleil-leuant, puis tira vers le midy, l'Occident & le Septentrion. Elle apparoissoit estre de longueur excessiue & si estoit de couleur de sang. A la sommité de la Comete on voyoit le caractere & figure d'vn bras courbé tenant vne grande espée en sa main, comme s'il eust voulu frapper. Au bout de la poincte de ce cousteau, il y auoit trois Estoilles, mais celle qui estoit droictement sur la poincte, estoit plus claire & lucide que !es autres. Aux deux costez des rayons de ceste Comete il se voyoit grand nombre de haches, couteaux, espées coulourées de sang, parmy lesquelles il y auoit grand nombre de faces humaines hideuses, auec les barbes & cheueux herissez, comme tu la vois icy figurée.
On voit qu'Ambroise Paré n'a fait que changer quelques mots qui ne modifie en rien le sens initial
On voit aussi que le dessin est similaire, mais pas identique. Paré a donc redessiné, ou fait redessiner la gravure.
Contrairement à ce que dit Paré, Boaistuau ne donne pas explicitement sa source, mais ajoute en marge:
Conradus Lycosthenes a décrit et figuré cette comète avant moy
Ceci n'est pas une indication de source, mais une simple politesse faite à un autre compilateur qui avait publié la même chose trois ans auparavant. De fait, la source de Boaistuau n'est pas Lycosthenes, mais un occasionnel français, c'est à dire une publication sensationaliste qui en a rajouté dans l'horrible (aujourd'hui on dirait "une feuille de chou à la petite semaine"). C'est cet occasionnel qui a inventé la couleur de sang et les témoins morts de peur.
Lycosthenes est plus honnête et nous permet de retrouver la piste
Lycosthenes
Conrad Lycosthenes
gravure de Lycosthenes
la gravure de Lycosthenes
Conradus Lycosthenes, en fait l'érudit allemand Conrad Wolfhart, est l'auteur de Prodigiorum ac ostentorum chronicon, publié en 1557, et qui est la plus riche compilation de prodiges qu'on ait jamais faite, compilant les prodiges depuis l'an 1 de la création jusqu'aux prodiges les plus récents de cette époque
A la page 534, nous trouvons bien (cette fois en latin) l'apparition de cette comète:

Anno Domini 1527
Undecimo die Octobris, mane circa horam quartam in ea Vuestriae parte, cui comites Rheni praesunt, terrificus cometes a multis visus est, duravitque hora et quarta ejus parte. Oriebatur a subsolano, ascendens meridiem occidentemque versus, sub septentrione maxime conspicuus. Longitudine erat immensa, colore sanguineo in croceum desinente. Summitas ejus incurvati brachii formam et speciem habebat, in cujus manu ingentis magnitudinis gladius, veluti jamjam percussuri videbatur. In gladii mucrone atque ab utraque acie, tres non mediocres stellae apparebant, verum quae a mucrone fulgebat, reliquis duobus major erat. Ab his subobscuri radii pilosae caudae figura conspiciebantur. In lateribus a summo ad imum usque, radii in speciem ferem hastarum deformati & gladii minores, diluti sanguinis colore, inter quos humanae facies comis barbisque hispidae, nigricantis nubis colore cernebantur. Haec simul tanto terrore horroreque movebantur ac rutilabant ut nonnulli spectatorum timore metuque prope exanimati dicantur. Hunc insignis astrologus Petrus Crosserus, Ioan. Liechtenbergii insignis astrologi discipulus, interpretatus est.


gravure de Creutzer
l'opuscule de Creutzer
Cette fois, la date est le 11 octobre 1527, et non plus le 9 octobre 1528. Lycosthenes mentionne sa source: Son texte est traduit de celui du distingué astrologue Peter Creutzer, disciple du distingué astrologue Jean Lichtenberg
En fait, Lycosthènes ne s'est pas directement inspiré de Creutzer, son texte est repris de "de terrifico cometa...", que Gérard de Nimègue adressa à Charles Quint, mais la source initiale est la bonne
Outre des ouvrages d'astrologie, Peter Creutzer a effectivement publié en 1527 un opuscule intitulé Außlegung ... über den erschröcklichen Cometen so im Westrich und umbligenden grenzen erschienen. Le dessin de la première page évoque lui aussi une comète, avec un bras courbé, une épée, et toute la fantasmagorie décrite par nos auteurs. Mais cette fois le texte est en allemand du XVIème siècle, et bien sûr, en gothique
Außlegung Peter Creutzers etwan des weytberunmpten astrologii M. Jo. Liechtenbergers discipels uber den erschröcklichen Cometen / so im Westrich und umbligenden grenzen erschienen / am xi. tag Weynmonats / des M.D.xxvii. jars
...
Das Erst Capitel / Von gestalt dises Cometen / seynem aussgang und verschwindung
...
Diser grausam Comet ist gesehen worden von manchem menschen / auff den xi.tag Octobris / oder Weynmonats / im M.D.xxvii.jar / am morgen vmb.iiij uren / und hat sein ubung geweret ein ganze stund und eyn viertel / darnach ist sein schein verschwunden. Der auffgang dises Cometen ist gewesen von Orient / und auffgestigen gegen dem mittag von Sunnen nidergang/ doch zwischen der mitnacht mererteyls gesehen worden / eyns unmeßlichen langen cörpers / einer vermischten blütfarb oder bleich gelbrot etc. wie dann die farben nachfolgend in seyner beschreybung angezeigt werden.
Sein Haupt oder anfang ist gewesen ein gebogen arm / der het in seyner hand eyn uberauß gros schwert / in maß als wolt sie yerzund dreyn schlagen.


Exposition de Peter Creutzer, disciple du célèbre astrologue Jean Lichtenberg, sur l'effroyable comète alors parue en Westrie et contrées limitrophes le 11 octobre de l'an 1527
...
Premier chapitre / de la forme de cette comète / son apparition et sa disparition
...
Cette horrible comète a été vue de plusieurs personnes le 11 octobre - ou mois du vin - 1527 au matin à 4 heures et s'est montrée une heure un quart, après quoi sa clarté a disparu. L'apparition de cette comète a été de l'orient, elle s'est élevée vers le couchant, cependant davantage en a été vu vers le Nord, un corps d'une longueur démesurée, d'une couleur de sang délavée ou rouge jaunatre pale etc. comme les couleurs mentionnées ci-dessous dans sa description.
A sa tête ou début a été vu un bras courbé, qui avait une excessivement grande épée à la main, comme si il voulait frapper.


Déjà, nous voyons qu'il n'est pas question d'une couleur de sang, comme l'affirme un occasionnel français, paru en 1528, qui écrit:
... rouge comme sang
De plus, nous lisons plus loin:
... das auch etliche/so es gesehen/schreckens und forcht halb gestorben sind
... que quelques uns, en l'ayant vu, furent a demi morts de frayeur
C'est ce "halb" oublié qui fait écrire dans l'occasionnel français:
... que aucuns de ceulx qui veirent la dicte comete si espouvantable en moururent de paour
Ce qui laisse penser que c'est de cette source française, mal traduite, que Pierre Boaistuau s'est inspiré pour écrire que des témoins en moururent, ce que recopia fidèlement Ambroise Paré

Etait ce vraiment une comète?

Westrich
Situation de la Westrie

Tout le monde parle de "la comète d'Ambroise Paré", mais Ambroise Paré ne l'a pas vu. Il l'a décrit d'après Boaistuau qui ne l'a pas vu non plus. Avant lui Conrad Lycosthenes ne l'avait pas vu davantage, et se basait sur la traduction de Gérard de Nimègue de l'exposé de Peter Creutzer. Doit-on parler dans ces conditions de la "comète de Peter Creutzer"? Ou bien de la comète de Westrie?
Même pas! Si cela avait été une vraie comète, elle aurait été visible de toute l'Europe pendant plusieurs semaines, et non une heure un quart dans la seule Westrie. A la rigueur peut on admettre qu'elle ait été vue ailleurs, mais une heure un quart, et pas plus. Quand à son mouvement, il ne cadre absolument pas avec celui d'une comète
Parlons donc plutôt du "prodige" de 1527, ou du phénomène de Westrie. Mais au fait, où est-ce, la Westrie?
En fait, c'est "westrich" qu'il faut chercher. C'est une petite contrée de Rhénanie, entre Zweibrücken et Kaiserslautern, à une dizaine de kilomètres de la frontière française
Il est curieux, alors qu'il ne manquait pas de grandes villes en Rhénanie, qu'on n'ait trouvé de témoins que dans cette petite contrée? Une contrée dont certains habitants sont tout de même debout au mois d'octobre à quatre heures du matin (mais il y avait peut être une raison précise, non mentionnée)
Ce phénomène a-t-il réellement eu lieu, ou bien est ce seulement une histoire inventée? Cette hypothèse se tiendrait s'il n'était question que d'une grande épée céleste, mais la description complète contient de nombreux détails qu'un mystificateur du seizième siècle n'auraient pas pu connaitre. Nous pouvons conclure que ce phénomène a bien été observé.
Donc nos témoins, et Peter Creutzer en aurait fait partie, ont observé en pleine nuit, pendant une heure un quart, un phénomène lumineux rougeatre, étendu, mouvant, plus visible vers le nord, avec une partie courbe, des rayons, des stries, des flammes. Pour les visages sombres, il s'agissait probablement de nuages. Cela correspond bien à une aurore boréale. On peut objecter que, tout comme une comète, elle aurait du être vue de toute l'europe du nord, et pas seulement en Westrie. Du moins de tout ceux qui avaient une raison d'être debout à cette heure là. Mais on peut aussi supposer qu'il y a eu d'autres observations, dont seule celle de Peter Creutzer nous est actuellement connue.
Alors? C'était très probablement une aurore boréale, explication donnée dès 1733 par Dortous de Mairan dans son Traité physique et historique de l'aurore boréale.

Les avatars d'un prodige

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Cette histoire d'une fausse comète est finalement un cas d'école, car à partir d'une aurore boréale, qui, pour les témoins de l'époque, était un prodige, se sont construites successivement deux légendes:
D'abord, la légende de l'horrible comète annonçant des calamités, colportée par des générations de cométographes, plus soucieux de remplir leurs livres que de savoir ce qui s'était réellement passé. cette légende, ou plutôt cette rumeur savante, s'est enrichi jusqu'au début du XVIIème siècle, après quoi les cométographes se contentent de recopier sans en rajouter.
Puis, au milieu du XIXème siècle, apparait la légende de l'obscurantisme de nos ancètres, autre rumeur savante colportée par des vulgarisateurs réputés, mais plus soucieux de montrer la supériorité de l'astronomie moderne, que de remonter aux sources. La aussi, la légende va s'enrichir, au point qu'en 1910, Gabrielle Renaudot réussit à écrire un article sans une seule ligne de vrai
Nous avons tracé un organigramme pour suivre l'évolution de ces rumeurs, depuis le thème du glaive céleste, connu depuis l'antiquité, jusqu'à la remise à l'heure de Philippe Véron. Cet organigramme est la page la plus importante de ce dossier. Il donne accès à tous les sous dossiers, comme l'original de Peter Creutzer. Il montre aussi la concurrence de plusieurs versions de l'image de la pseudo-comète, dont les plus fréquemment publiées seront aussi les plus fausses.
Détail curieux: La rumeur finit par ne plus se retrouver que dans les livres d'astronomie, excepté une timide apparition dans le domaine de l'ufologie en 1977, alors qu'à l'origine, il ne s'agissait justement pas d'une comète. Il faudra attendre 1985 pour que Philippe Véron, dans Les comètes, mythes et réalités, ramène la pseudo-comète à sa vraie nature d'aurore boréale.

Remerciements

Cette étude n'aurait pas eu lieu sans l'aide de Philipe Véron, qui, à l'époque du dernier passage de la comète de Halley, nous a communiqué des copies des premiers ouvrages imprimés sur la pseudo-comète de Peter Creutzer. A cette époque, les bibliothèques digitales accessibles sur le Web n'existait pas encore, et nous n'avions pu tracer qu'un organigramme simplifié, sur la base des ouvrages imprimés que nous possédions.

1) VSD n° 430 28/11/1985
2) Les oeuvres d'Ambroise Paré, conseiller et premier chirurgien du roy, Paris, Gabriel Buon, 1579, Vingtquatriesme livre traitant des monstres, Des monstres celestes. CHAP XXXVI, p IXC XCVII (997)

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Dernière mise à jour: 09/07/2018