vers 815. Les croyances des Lyonnais, d'après Agobard

L'archevèque Agobard va nous décrire en détail les croyances de ses ouailles, en matière de météorologie. Et il ne se gène pas pour flétrir leur stupidité.


CONTRA INSULSAM VULGI OPINIONEM
DE GRANDINE ET TONITRUIS


CONTRE LA SOTTE CROYANCE DE LA FOULE
AU SUJET DE LA GRÈLE ET DES TONNERRES


  I. In his regionibus pene omnes homines, nobiles et ignobiles, urbani et rustici, senes et juvenes, putant grandines et tonitrua hominum libitu posse fieri. Dicunt enim, mox ut audierint tonitrua, et viderint fulgura, Aura levatitia est.
Interrogati vero quid sit aura levatitia, alii cum verecundia, parum remordente conscientia, alii autem confidenter, ut imperitorum moris esse solet, confirmant incantationibus hominum, qui dicuntur tempestarii, esse levatam, et ideo dici levatitiam auram.
...
  I. Dans cette contrée, presque tous les gens, nobles et roturiers, citadins et ruraux, jeunes et vieux, pensent que la grêle et les tonnerres peuvent tomber au gré des hommes. Ils disent, en effet, dès qu'ils entendent les tonnerres et voient les éclairs: La tempète est soulevée
Cependant, Interrogés sur ce qu'est une tempète soulevée, ils affirment, les uns avec réserve, et la conscience un peu génée, les autres au contraire sans hésitation, comme en ont coutume les ignorants, qu'elle a été soulevée par les enchantements d'hommes, qui s'appellent les tempestaires, d'où on l'appelle tempète soulevée.
  II. Plerosque autem vidimus et audivimus tanta dementia obrutos, tanta stultitia alienatos, ut credant et dicant quamdam esse regionem, quae dicatur Magonia, ex qua naves veniant in nubibus, in quibus fruges, quae grandinibus decidunt, et tempestatibus pereunt, vehantur in eamdem regionem, ipsis videlicet nautis aereis dantibus pretia Tempestariis, et accipientibus frumenta vel caeteras fruges.
...
  II. Et nous en avons aussi vu et entendu beaucoup, enfoncés dans tant de folie, aliénés de tant de sottise, qu'ils croient et disent qu'il existe une certaine contrée, qui s'appelle la Magonie, d'où, à travers les nuages, viennent des navires, dans lesquels les récoltes, que les grèles ont abattu, et que les tempètes ont fait périr, sont transportés dans cette même contrée, par ces prétendus navigateurs aériens en ayant donné le prix aux tempestaires, et en ayant reçu les blés et autres récoltes.
...
  VII...
Nam et hoc quidam dicunt, nosse se tales Tempestarios, qui dispersam grandinem, et late per regionem decidentem, faciant unum in locum fluminis aut silvae infructuosae, aut super unam, ut aiunt, cupam, sub qua ipse lateat, defluere. Frequenter certe audivimus a multis dici quod talia nossent certe in locis facta; sed necdum audivimus ut aliquis se haec vidisse testaretur. Dictum est mihi aliquando de aliquo, quod se haec vidisse diceret. Sed ego multa sollicitudine egi ut viderem illum, sicuti et feci. Cum autem loquerer cum illo, et tentaret dicere se ita vidisse, ego multis precibus et adjurationibus cum divinis etiam comminationibus obstrinxi illum rogitans, ut non diceret illud nisi quod verum esset. Tunc ille affirmabat quidem verum esse quod dicebat, nominans hominem, tempus et locum; sed tamen confessus est se eodem tempore praesentem non fuisse.
  VII...
Et en effet, quelques uns disent qu'ils connaissent de tels tempestaires, qui, la grêle étant dispersée et tombant amplement sur une région, la font descendre sur un fleuve ou sur une forêt stérile, ou, comme on le prétend, sur un cuveau sous lequel ils se cachent. Souvent, en tous cas, nous en avons entendu beaucoup dire qu'ils savaient que de telles choses s'étaient produites en certains lieux, mais nous n'avons encore vu quiconque attester qu'il l'avait vu; On me parla un jour de quelqu'un qui aurait dit l'avoir vu. Mais je l'ai cherché avec beaucoup de soins pour le rencontrer, et de fait, je le fit. Comme je discutai avec lui, et qu'il essaya de dire qu'il l'avait ainsi vu, moi je le contraignis par de nombreuses prières et invocations, et encore par des menaces divines, lui demandant instamment qu'il ne dise rien qui ne soit vrai. Alors il affirma que ce qu'il disait était vrai, désignant la personne, le temps et le lieu; mais cependant il avoua, en même temps ne pas avoir été présent.
XV. Haec stultitia est portio non minima infidelitatis; et in tantum malum istud jam adolevit, ut in plerisque locis sint homines miserrimi, qui dicant se non equidem nosse immittere tempestates, sed nosse tamen defendere a tempestate habitatores loci. His habent statutum quantum de frugibus suis donent, et appellant hoc canonicum.
...
  XV. Cette sottise n'est pas la moindre partie de l'incroyance, et dans un tel malheur elle s'est déjà accrue au point que dans la plupart des lieux sont des hommes des plus lamentables qui disent qu'ils ne savent pas vraiment soulever les tempêtes, mais cependant qu'ils peuvent en garantir les habitants d'un lieu. Ils ont un tarif sur la quantité de récoltes qu'on leur donne, et ils l'appellent le canonique.
...

SOURCE: Antoine Péricaud, DE LA GRELE ET DU TONNERRE PAR Saint Agobard, Lyon, 1841, p. 6

Remarques:

Nous avons abandonné la traduction de Péricaud pour en faire une plus près du texte.

Les croyances des Lyonnais quant aux sorciers et magiciens capables d'agir sur les éléments n'ont rien d'exceptionnel. On les retrouve partout, et à toutes les époques. Encore aujourd'hui on trouve des gens pour croire aux "faiseurs de pluie".
De même, à toutes les époques, on a chercher à se protéger des méfaits des intempéries, par la magie, puis la prière, puis la technique, et de même on faisait confiance à ceux qui prétendait savoir, sans les avoir vu à l'oeuvre.

Par contre, la croyance en Magonia semble unique. Ou tout au moins, on n'en connait pas d'autres exemples à la même époque, soit qu'elle soit proprement Lyonnaise, soit que les autres références en sont aujourd'hui perdues (N'oublions pas que le traité d'Agobard a bien failli disparaitre, et que les oeuvres de Leidrade, son prédécesseur, ont disparu).
Néanmoins, malgré les documents disparus, nous avons encore de nombreuses références à la croyance aux tempestaires. Nous pouvons en déduire que, purement lyonnaise ou non, la croyance à Magonia était beaucoup moins répandue que celle aux tempestaires, à l'inverse de ce que pensait Jacques Vallée.

Hélias et Béatrix
Hélias tiré par un cygne

Elle n'est pas vraiment unique, parce qu'il s'agit d'un pays fabuleux, sans référence précise, auquel on accède par la voie des airs, car on trouve d'autres référence à ce genre de pays, comme le Gréal, dont parle Favyn dans Le théatre d'honneur et de chevalerie. Parlant de la généalogie de la maison de Clèves, il cite d'après ses auteurs, l'anecdote du chevalier au cygne, comme quoi, en l'an 711, Beatrix de Clèves vit arriver un navire portant un jeune chevalier, tout armé, ayant pour cimier "un Cigne blanc", qui lui offrit de la défendre contre ses ennemis

Ils disent que ce Chevalier du Cigne se nommoit HELIAS, originaire et descendu d'une loingtaine contrée appelée le GREAL, semblable au Paradis Terrestre, en laquelle on entroit et sortoit par hazard et fortune.
(Favyn, Le théatre d'honneur et de chevalerie, 1620, tome 2, p. 1375)

Ce chevalier au cygne inspira plus tard Wagner, pour Lohengrin, mais en 1811, Aimé Martin, dans ses Lettres à Sophie n'hésite pas à faire arriver le chevalier par la voie des airs:

Un matin, triste et dolente, elle était assise près d'une fenêtre qui donnait sur le Rhin ; ses regards se promenaient avec délice sur les belles campagnes de Newbourg ; tout à coup elle voit un navire voguant dans les airs ; ses voiles étendues s'enflaient au souffle du zéphire. Emerveillée d'un spectacle aussi extraordinaire , elle descend à la hâte ; le navire aérien s'approche et aborde doucement au pied du château. « Sur le tillac paraît un jeune chevalier, l'armet en tête ombragé de lambrequins et panaches de quatre couleurs, ayant pour cimier un cygne blanc , et tenant en son bras un large écu en gueules, et en sa main droite une épée d'or ».
(Aimé Martin, Lettres à Sophie, 1811, tome 2, p. 249)

Cette légende de navire aérien venant du GREAL serait une antériorité à celle des navires aériens de Magonie, si elle avait eu cours au VIIIème siècle, mais nous venons de voir qu'en 1620, Favyn ne parlait pas encore du navire aérien, mais seulement de la contrée fabuleuse. Le navire, lui, navigait sur le Rhin.

Où se trouve donc la Magonie?

Agobard ne dit rien de la situation de la Magonie, ni du statut de ses habitants, ce qui a donné lieu à de nombreuses conjectures:

Faut il, avec le diacre Florus, vers l'an 850, appeler Magonia, Maonia, et la rapprocher de Manès, instigateur du manichéisme? Florus rapprochait les "maoniens" de Manès, parce qu'ils auraient été des princes du mal, et auraient vogué sur des navires célestes, raisonnement totalement capillotracré, et absurde.

Faut il rapprocher Magonia du latin magus et y voir un pays magique? Jacob Grimm l'a fait dès 1835, et beaucoup d'autres à sa suite. Pour certains, c'est manifestement évident. Pourtant, ce nest qu'une hypothèse. On ne sait pas si les lyonnais considéraient les Magoniens comme des magiciens, on sait seulement qu'ils considéraient les tempestaires comme des sorciers.

Faut il, avec William Stokes, en 1883, rapprocher Magonia de Magounus ou Mogounus, qui aurait été un dieu céleste gaulois? Cela ne s'accorde guère avec le peu que nous savons de ce dieu gaulois, et une origine latine parait plus vraisemblable.

Faut il avec Jason Colavito, rapprocher les Magoniens de "dusi manes" ou par contraction maones? En fait, ces entités, pilleuses de récolte apparaitraient sous le nom d'hemaones, dans la Vita Richarii (vie de St. Riquier), écrite au VIIIe siècle et révisée au IXe par Alcuin:
Vir beatus Richarius fuit eorum obvius, ubi gentiles Pontearii inridebant ei: malefacere adfirmabant stulti, quod essent dusi; hemaones vocitabant, qui Deum non credebant; eis reputabant, quod segetes tollebant.
Saint Riquier fut leur contraire, où les païens du Ponthieu le raillaient: Les sots affirmaient nuire, parce qu'il y avait de mauvais génies, qu'ils appelaient hemaones, qui ne croyaient pas en Dieu; qu'ils accusaient parce qu'ils enlevaient les récoltes.
(Monumenta Germaniae Historicae, Scriptores rerum merovingicarum , tome VII, p.445)
A part que les "hemaones" pillaient les récoltes, le rapport avec les magoniens parait lointain d'autant qu'ils ne venaient pas en bateau.

Faut il, avec Michel Rubellin, en 2003, rapprocher Magonia de Makhon, qui serait, dans la cosmologie juive, le nom du 6e ciel contenant la grêle? Mais il faudrait alors expliquer comment les ouailles d'Agobard connaissaient la cosmologie juive. Et puis, ce sont les tempestaires qui font tomber la grêle. Les magoniens ne font qu'emporter les récoltes abattues dans leur pays.

Une autre solution, plus simple est de traduire tout simplement Magonia par le pays de Magon. tout comme la Bolivie tirait son nom de Simon Bolivar, et la Rhodésie de Cécil Rhodes. La Magonie serait alors analogue au fabuleux "royaume du prètre Jean". Il reste à savoir qui était ce mystérieux Magon. D'après les dictionnaires biographiques, il n'y a que des Carthaginois pour avoir porté ce nom. Le plus célèbre d'entre eux est Magon Barca, frère d'Hannibal. Louis-Mayeul Chaudon nous en donne une biographie dans son Dictionnaire universel, historique, critique, et bibliographique :

II. MAGON, frère d'Annibal, se signala à la bataille de Cannes , et porta la nouvelle de cette victoire à Carthage. Pour donner une idée sensible de cette action , il fit répandre dans le sénat trois boisseaux d'anneaux d'or, tirés des doigts des chevaliers romains tués dans le combat, l'an 216 avant Jésus-Christ. Magon fut envoyé ensuite contre Scipion en Espagne ; mais il fut battu près de Carthagène, et poursuivi sur le bord de la mer. II se retira dans les îles Baléares , connues aujourd'hui sous les noms de Majorque et de Minorque, Les habitans de ces îles passoient pour les plus habiles frondeurs de l'univers : dès que les Carthaginois approchèrent de la première, les Baléariens firent pleuvoir sur eux une si effroyable grêle de pierres, qu'ils furent obligés de regagner la mer. Ils abordèrent plus heureusement a Minorque ; et le Port- Mahon , (Portus-Magonis), retint à peu près le nom du général qui l'avoit conquis. Ce Carthaginois passa ensuite en Italie, se rendit maître de Gênes, fut battu et blessé dans un combat contre Quintilius Varus, et mourut des suites de ses blessures, l'an 203 avant Jésus-Christ.
(Chaudon-Delandine, Nouveau dictionnaire historique, 1804, tome 7, p. 486)

Magonia est elle donc tout simplement Minorque, et son Port-Mahon? Cette idée serait défendue par l'historien Jean-Claude Bologne, et le fait qu'on ait plusieurs fois appelé ses habitants des maoniens la rend plus crédible. Mais on ne sait même pas si les lyonnais de cette époque connaissait l'existence de Minorque.

Mais est il seulement nécessaire que Magonia fasse référence à un pays qui existait réellement? Même pas. Que ce soit, ou non, "le pays de Magon", il suffit que les Lyonnais du IXème siècle aient cru à son existence, et c'est tout. Et d'ailleurs, cet hypothétique Magon n'a pas besoin d'être le frère d'Annibal, ce pourrait tout aussi bien être un personnage aussi imaginaire que le Père Noël, comme le fabuleux Prêtre Jean

La référence réelle de la Magonie garde donc son secret. C'est même devenu l'archétype du pays non identifié. N'en voulons pas à Agobard de ne pas avoir cherché à en savoir plus. Il avait probablement les moyens d'en savoir plus, mais son problème, en tant qu'archevèque était de lutter contre les superstitions de son temps, et non d'en comprendre l'origine

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Dernière mise à jour: 12/05/2024