1971 Henri Platelle évoque les martiens d'autrefois
Soucoupes volantes au IXe siècle
par H. PLATELLE (*)
Les soucoupes volantes sont de tous les temps. Si actuellement elles rendent volontiers visite à nos sociétés fascinées par la technique, elles n’ont pas dans le passé dédaigné les époques de vie plus rustique. Fait frappant, les descriptions venues de ces âges lointains coïncident étonnamment avec celles qu’en donnent nos contemporains favorisés.
C’est ainsi que dans la première partie du IXe siècle, sous le règne de Louis le Pieux (mort en 840), les habitants de la région de Lyon eurent souvent à se plaindre de ces voyageurs célestes, qui, débarqués de leurs vaisseaux aériens, venaient piller les récoltes en accord avec les sorciers indigènes. On arrivait, paraît-il, à se saisir parfois de quelques uns de ces visiteurs exotiques. Ces nouvelles étonnantes nous sont données dans un curieux traité de l‘archevêque de Lyon, Agobard (779-840), qui combat avec vigueur la manière de voir de ses diocésains (1).
Le traité s‘appelle De grandine et tonitruis ( « De la grêle et du tonnerre » ), car le premier élément de l'affaire consistait précisément dans les pouvoirs de certains sorciers sur ces fléaux (2). « Dans ce pays, nous dit Agobard, presque tout le monde, de tout rang, de tout lieu, de tout âge, s’imagine que la grêle et le tonnerre peuvent être provoqués par les hommes selon leur gré. On dit, en effet, quand on entend le tonnerre et qu’on voit les éclairs, aura levatitia est (approximativement : l’air est en mouvement) (3) ; et quand on demande ce que veut dire cette expression, on vous répond, tantôt avec honte et une sorte de remords, tantôt avec assurance à la manière des sots, que l’air est soulevé (levata) par les incantations magiques d'hommes qu’on appelle Tempestarii (maîtres des tempêtes).
Entrent alors en scène les cousins de nos Martiens : c'est le second élément de l‘affaire, qui échauffe encore davantage la bile de l'archevêque. « Nous avons vu et entendu bien des gens qui, dans leur folie et leur sottise, prétendent qu‘il existe un pays appelé Magonie, d’où viennent des vaisseaux aériens ; sur ces vaisseaux on embarquerait à destination de ce lieu les fruits abattus par la grêle et la tempête, à condition naturellement que les navigateurs aériens aient au préalable donné de l’argent aux sorciers (Tempestarii) pour emporter ces récoltes. Parmi ces gens aveuglés de sottise il s’en est trouvé qui ont amené dans une assemblée judiciaire quatre prisonniers enchaînés - trois hommes et une femme - accusés d’être débarqués de tels navires. Ceux-ci, après avoir été détenus dans les chaînes pendant quelques jours, étaient ainsi produits devant l’assemblée - a laquelle j’étais présent - pour être lapidés. Mais au bout du compte, la vérité triompha et, après bien des discussions, les accusateurs furent confondus, à la manière de voleurs pris en flagrant délit.
On aura remarqué au passage le nom pittoresque du pays d’origine de ces visiteurs extra-terrestres : la Magonia - au nom évidemment forgé sur magus et magia - se proclame d'elle-même comme la patrie par excellence des sorciers. Rien d’étonnant, par conséquent, si ses émissaires - les sorciers du ciel - s’allient, pour mal faire, aux sorciers de la terre que sont les Tempestarii. Les Martiens du temps avaient donc des complices dans la place.
Agohard conclut son traité par ces mots vigoureux : « Nous avons rapporté en détail toute cette affaire, parce qu’elle pouvait fournir un exemple de la séduction de la sottise et de la diminution du bon sens ». La formule vaut-elle encore maintenant pour les familiers des soucoupes volantes
* Professeur à la Faculté Libre des Lettres.
(1) Sur Agobard, cf. Mgr BRESSOLLES, Saint Agobard, évêque de Lyon, Paris, 1949; M. BESSON, art. Agobard ; dans Dict. d'hist. et de geo. eccl., t.I, c. 998-1001.
(2) Cf. P.L., t. CIV, c. 147-158; les passages cités se trouvent c. 147-148.
(3) Levatitius: ne figure dans aucun dictionnaire du latin médiéval. De toute évidence, c’est un terme populaire, forgé sur place. Agobard, qui ne le comprend pas, le rapproche du verbe levare lever, élever, d‘où provoquer. Ce dernier sens est confirmé par de nombreux passages parallèles dans ce même traité ; cf. par exemple, c. 155 : "Quare (Achab) non rogavit Tempestarios ut levarent tempestates et, ut dicere soletis, auras levatitias, per quas irrigata terra habere posset herbas equis et mulis suis etc...
SOURCE: Facultés catholiques de Lille, Bulletin trimestriel, mars 1971, p. 33-34
Remarques:
Henri Platelle |
Le chanoine Henri Platelle (1921, † 2011) fut, de 1949 à 1987, professeur d'histoire médiévale à la faculté catholique de Lille.
Les sources qu'il indiquent, effectivement consultables à la bibliothèque de la faculté, montrent qu'il a eu accès au texte latin du livre d'Agobard, grace aux Patrologiae Latinae de Jacques-Paul Migne.
Cependant, si son récit respecte le sens général du livre d'Agobard, il s'en écarte nettement dans le détail. C'est une traduction très libre, d'autant que le vrai titre est "liber contra insulsam vulgi opinionem de grandine et tonitruis", car Agobard ne traite pas de la grêle et du tonnerre, eux même, mais bien des superstitions à leur sujet.
Notre auteur suppose donc que la Magonie est le pays des magiciens, les sorciers du ciel, et qu'il est donc bien normal qu'ils traitent avec les tempestaires, les sorciers terrestres. Mais ceci est une reconsitution hypothétique, puisqu'Agobard ne précise pas que les occupants des navires aériens étaient supposés sorciers ou magiciens.
Mais un mot nous aide à comprendre la motivation de l'auteur: "les cousins de nos martiens", indique assez bien qu'il s'agit de railler la croyance moderne aux soucoupes volantes, ce que confirme la dernière phrase: "La formule vaut-elle encore maintenant pour les familiers des soucoupes volantes".
Voila qui explique pourquoi l'auteur ne s'exprime pas ici, en historien, mais sur le ton de l'anecdote. Il aura cependant l'occasion d'en parler en historien vingt ans plus tard.
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