vers 850 Le diacre Florus évoque la "Maonie"


Le diacre Florus, né aux alentours de l'an 800, fut un pur produit de la renaissance carolingienne. Elevé par l'Église de Lyon, il travailla toute sa vie à l'ombre de sa cathédrale. Il dirigea l’École fondée par Leidrade, et en enrichit la bibliothèque. Son érudition lui permit de faire de savantes compilations d'autorités scripturaires, patristiques et canoniques.
Grace à une savante étude de Pierre Chambert-Protat, nous apprenons que Florus avait lui aussi mentionné la Magonie évoquée par Agobard, mais sous le nom de "Maonie"

manuscrit
Note de Florus sur le manuscrit de St Augustin, Contra Faustum

Pour comprendre la raison de la note de Florus, il nous faut d'abord lire le texte d'Augustin qu'elle commente. C'est pourquoi Pierre Chambert-Protat commence par traduire ce texte:

Car ils disent, ces baratineurs et suborneurs de l’esprit, que dans le combat où leur Premier Homme a entravé la race des ténèbres grâce à des éléments fallacieux, des princes des deux sexes ayant été faits prisonniers au même endroit, comme le monde était construit à partir d’eux, nombre d’entre eux furent liés dans les ateliers célestes, et que parmi eux se trouvaient aussi quelques femmes enceintes. Et que celles-ci, comme le ciel commençait à tourner, ne pouvant supporter ce vertige, ont expulsé dans un avortement ce qu’elles avaient conçu. Et que ces foetus avortés, et des masculins et des féminins, sont tombés du ciel sur la terre, y ont vécu, grandi, couché ensemble, et engendré. Ce serait-là, à ce qu’ils disent, l’origine de tous les (êtres de) chair qui se meuvent sur la terre, dans l’eau et dans l’air.

La note de Florus contenant nombre d'abréviations brachygraphiques, nous en remettons pour sa transcription à celle de Pierre Chambert-Protat. Par contre nous en faisons une traduction plus proche du texte.

AB MANICHAEORUM. quam insanam fabulam, Insanissimus heresiarches Manés confinxerit. Ex qua: stultissima uulgi opinio sumpta uidetur. Putantium terram quandam Maoniam, et ex ea Maones in caeli nauibus uenientes, et saepe inde ruentes, in grandine uel nebula fruges hominum auferre. Unde et quosdam quos tempestarios uocant occidere soliti sunt, eosque ex ipso Mané Maones, et eorum terram Maoniam nuncupare uidentur. Nam et naues quasdam caelestes, et nauigantes in eis tenebrarum principes. DES MANICHÉENS. Quelle fable délirante, le très insensé hérésiarque Manès aura forgé. D'où: la très sotte croyance populaire semble prise. Supposant une certaine terre Maonie, et d'ou viennent les Maoniens dans des navires célestes, et en tombant souvent, emporter dans la grêle ou le brouillard les récoltes des hommes. D'ou vient que certains qu'on appelle tempestaires sont habituellement tués, et ces Maoniens et leur terre Maonie semblent nommés de Manès lui même. Car et des navires pour ainsi dire céleste, et des princes des ténèbres navigant sur eux.

Le syle de l'auteur n'est pas très clair, mais il faut tenir compte de ce que ce n'est qu'une note marginale, rédigée au fil de la plume, sans que l'auteur puisse rectifier son texte.
Maintenant lisons l'intéressante analyse de Pierre Chambert-Protat.

D’abord, on retrouve tous les thèmes du récit d’Agobard: une condamnable croyance populaire, une terre étrangère d’où viennent des aéronefs, des marins qui en descendent, des razzia sur les récoltes à la faveur des intempéries, des tempestaires, et des lynchages. On peut aussi relever la parenté des mots stultissima uulgi opinio, «très stupide croyance populaire», avec le titre complet de l’ouvrage d’Agobard qui parle d’insulsa uulgi opinio, «sotte croyance populaire». Cependant le «g» de Magonia a mystérieusement disparu; en revanche, on voit apparaître un gentilé, Maones, qui était absent d’Agobard (et que j’ai choisi de rendre par «Maone», subst. masc., en supposant un latin Maonis, is). Enfin, l’accent est clairement mis ici sur les aéronefs, et les tempestaires sont un détail de second plan, ce qui inverse la perspective du texte d’Agobard.
Note: ce gentilé, Maone, apparait dans la traduction de l'auteur, mais nous avons préféré appeler Maoniens les habitants de l'hypothétique Maonie, puisqu'aussi bien on appelle Magoniens, ceux de la Magonie.

Cette inversion de perspective est due au contexte différent de part et d’autres. Agobard s’attaque aux problèmes soulevés par la croyance aux tempestaires: les aéronefs de Magonie, qui font couler tant d’encre numérique, sont chez lui un détail lié à une anecdote précise, le lynchage évité de peu des quatre personnes traduites devant Agobard lui-même. À cet égard, les textes de Florus et d’Agobard offrent une intéressante divergence: Agobard parle d’un lynchage unique, et motivé par l’idée que les quatre personnes incriminées seraient des marins de Magonie tombés de leur navire aérien (lequel, soit dit en passant, ne devait donc pas voler bien haut); tandis que chez Florus, ce sont les tempestaires qui sont lynchés, et ce de façon récurrente [10]. Dans la note de Florus cependant, les tempestaires ne paraissent mentionnés que par acquit de conscience. Mais si les aéronefs de Maonie occupent ici le devant de la scène, c’est parce qu’ils lui ont été évoqués par la vision manichéenne, évoquée par Augustin, des avortons tombés du ciel sur la terre, et par la proximité phonétique du nom des Maones avec le nom de Manes.

Sur ce point, la note de Florus exprime très clairement son idée: il avance l’hypothèse que la croyance populaire en des Maones venus du ciel serait un écho des idées de Manès sur les êtres de chair tombés du ciel. Pour un historien des idées moderne, l’hypothèse est assez absurde: il n’y a rien de commun entre une histoire de pillards contemporains équipés de bateaux volants, et une cosmogonie recourant à des avortons tombés du ciel; la ressemblance entre le nom de Manès et celui des Maones n’est qu’une pure coïncidence. Mais ce à quoi l’on assiste dans cette note, de la part de Florus, c’est tout de même une hypothèse d’«histoire des idées». Comme d’habitude chez les Anciens, l’étymologie y joue un rôle crucial: elle est censée dire quelque chose de vrai sur l’objet que le mot désigne; les relations que ce mot entretient avec d’autres mots sont censées attester de relations entre les choses que ces mots désignent. Par la suite, il s’agit de montrer les points de jonction entre une idée ancienne et une idée récente, afin de montrer la filiation de l’une à l’autre. On reconnaît enfin et surtout le réflexe du théologien médiéval, qui cherche à assimiler les hérésies nouvelles aux anciennes, de manière que les Pères de l’Église aient déjà fourni, autrefois, le moyen de répondre aujourd’hui aux nouveaux hérétiques.
10) Ces lynchages épisodiques de tempestaires me paraissent plus cohérent à la fois avec l’ensemble du dossier, et avec le peu que je sais des mouvements populaires de panique paranoïaque et superstitieuse. L’intervention des navires aériens en revanche semble un détail tout-à-fait exogène.

Remarques:

Effectivement, le très érudit diacre Florus, qui a cotoyé Agobard, a forcément lu son livre Contra insulsam vulgi opinionem de grandine et tonitruis. Il a même pu en lire l'original, que nous n'avons plus. Mais il semble qu'il le cite de mémoire, au vu des diverses erreurs qu'il commet. Il connait le thème de la Magonie, mais il l'écrt "Maonie". Il ne le rapproche donc pas de magus (magicien) mais de Manès, l'hérésiarque, en ne se souciant pas de savoir si les braves lyonnais, qui croyaient à la Magonie, avaient jamais entendu parler de Manès.
En démultipliant l'épisode des quatre prétendus aéronautes tombés de leur navire, Florus crée une confusion avec les avortons tombés du ciel, de Manès, et croit pouvoir en impliquer que la croyance aux Maoniens dérive de la fable de Manès. Certes, Florus citait de mémoire, mais cela ne l'excuse pas d'avoir voulu transformer les Magoniens en Manésiens.

Quant aux lynchages récurrents de tempestaires évoqués par Florus, Agobard n'en parle absolument pas. Il dit au contraire que les lyonnais payaient aux tempestaires un tribut, appelé "canonique", pour épargner leurs cultures. Il n'est donc pas nécessaire d'évoquer des paniques paranoiaques et superstitieuses. Il semblerait bien plutôt que Florus ait confondu avec les lynchages de prétendus empoisonneurs envoyés par Grimoald, évoqués par Agobard à la fin de son traité. Sur ce plan, Florus est un précurseur, car il faudra attendre huit siècles pour que Montfaucon de Villars fasse la même confusion, que les ufologues referont encore onze siècles après Florus.

Voila donc bien des confusions sous la plume de l'érudit Florus. Comment s'étonner alors de celles commises par des écrivaillons qui n'avaient pas son érudition?

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