1888: La gravure de Flammarion
et sa légende

gravure
legende

La célèbre gravure, dite de Flammarion, apparait en 1888, dans la troisième édition de L'atmosphère, météorologie populaire, au chapitre La forme du ciel. Camille Flammarion ne l'a utilisé qu'une seule fois, et dans un ouvrage peu idoine, puisque c'est dans une réédition de Histoire du ciel, qu'elle aurait bien mieux eu sa place.
Elle mesure 120 mm x 100 mm, et si elle n'est pas parfaitement rectangulaire, elle n'est pas aussi trapézoidale, que le montrent la plupart des reproductions disponibles sur internet, qui, apparemment, reprennent toutes une photographie avec une prise de vue mal orientée. Elle n'a été réutilisée dans son état initial que dans les années 1970, après avoir été utilisée une première fois, en 1903, par Foerster, dans une version décadrée, qui a fait foi pendant près de 70 ans
On peut remarquer que, à part une version publiée par Science & Vie, en 1952, les versions sans cadre montrent toutes la même image, et donc recopient, à travers celle de 1903, l'image de 1888. Cependant, le cadrage tronque l'image du soleil, d'une façon incompatible avec ce que nous connaissons des images du XVI ème siècle, ou le soleil est representé de la même façon, avec visage et rayons, mais complet. De même l'aura circulaire dans le haut, et la roue d'Ezéchiel, à gauche sont également tronquée. Comme la gravure de Science & Vie de 1952 montre une image qui se prolonge dans le bas, nous pouvons être sûr que l'image initiale était nettement plus grande, et qu'elle a été recadrée. Ce recadrage nous empèche de voir ce qui provoque la surprise du pélérin, en bas à gauche. La présence de la roue d'Ezechiel laisse penser que c'est tout simplement l'apparition de Dieu lui même. Ce Dieu dont la présence n'arrangeait pas du tout le panthéiste Flammarion qui ne voulait pas montrer une apparition divine, mais une représentation matérielle de la voute céleste. Le recadrage aurait alors fait passer l'image du domaine théologique au domaine cosmologique, en transformant une théophanie en illustration de la croyance à la Terre plate.
C'est ce qui a permis à Flammarion de placer sous la gravure une légende assez fantastique, puisqu'elle n'a de sens que dans un monde ou, non seulement la Terre est plate, mais encore ou la voûte céleste n'est qu'un hémisphère immobile, posé dessus comme une cloche à fromage.
Un missionnaire du moyen àge raconte qu'il avait trouvé le point où le ciel et la Terre se touchent...

Il s'agit d'un condensé du texte qui se trouve à la page précédente:
Que le ciel soit pur ou couvert, il se présente toujours à nos yeus sous l'aspect d'une voûte surbaissée. Loin d'offrir la forme d'une circonférence, il paraît étendu, aplati au-dessus dc nos têtes, et semble se prolonger insensiblement en descendant peu à peu jusqu'à l'horizon. Les anciens avaient pris cette voûte bleue au sérieux. Mais, comme le dit Voltaire, c'était aussi intelligent que si un ver à soie prenait sa coque pour les limites de l'univers. Les astronomes grecs la représentaient comme formée d'une substance cristalline solide, et jusqu'à Copernic un grand nombre d'astronomes l'ont considérée comme aussi matérielle que du verre fondu et durci. Les poètes latins placèrent sur cette voûte, au-dessus des planètes et des étoiles fixes, les divinités de l'Olympe et l'élégante cour mythologique. Avant de savoir que la Terre est dans le ciel et que le ciel est partout, les théologiens avaient installé dans l'empyrée la Trinité, le corps glorifié dc Jésus, celui de la vierge Marie, les hiérarchies angéliques, les saints et toute la milice céleste...
Un naïf missionnaire du moyen âge raconte même que, dans un de ses voyages à la recherche du Paradis terrestre, il atteignit l'horizon où le ciel et la Terre se touchent, et qu'il trouva un certain point où ils n'étaient pas soudés, où il passa en pliant les épaules sous le couvercle des cieux....


Ce texte se rapporte à un passage publié 23 ans plus tôt dans Les mondes imaginaires et les mondes réels, où il écrit: (1)
Képler s'est -il souvenu de l'opinion de Pythéas? Ce géographe disait (1) qu'à l'ile de Thulé, à six jours de la Grande-Bretagne vers le Nord, et dans tous ces quartiers des régions boréales, il n'y avait ni terre, ni mer, ni air, mais un composé des trois, sur lequel la Terre et la mer étaient suspendues, et qui servait comme de lien à toutes les parties de l'univers, sans qu'il fut possible d'aller dans ces espaces, ni à pied, ni sur des vaisseaux.
...
Ce fait nous rappelle le récit que Le Vayer rapporte dans ses lettres. Il parait qu'un anachorète, probablement un neveu des Pères des déserts d'Orient, se vantait d'avoir été jusqu'au bout du monde et de s'être vu contraint d'y plier les épaules, à cause de la réunion du ciel et de la Terre dans cette extrémité.

(1) Bayle, Dict. crit.., art. Pythéas.

Flammarion ressortira d'ailleurs cette citation de Le Vayer dans son Histoire du ciel, mais, en essayant d'imaginer la scène décrite, on trouve une absurdité: En supposant la voute céleste posée sur une terre plate, comme une cloche à fromage, notre anachorète, en y arrivant, se trouve devant un mur vertical, et n'a pas à ployer les épaules.
Si on admet que Flammarion n'est pas l'auteur de la gravure, et qu'il l'a trouvé toute faite, recadrée ou non, il est logique qu'il ait été abusé par l'image de cette sorte de voyageur crevant la voûte céleste en ployant les épaules, là ou le ciel et la Terre se joignent. Mais il a tout de même inventé cette idée du "missionnaire", à partir de son hypothèse d'un "neveu des Pères des déserts d'Orient". Et il a inventé aussi, pour mettre l'histoire en accord avec l'image, le fait qu'après avoir plié les épaules, le "missionnaire" passe sous le couvercle des cieux. Plus tard, d'autres insisteront sur le ciel fantastique que découvre le voyageur, pour en faire un symbole de la curiosité humaine

Voici ce que dit Pierre Bayle, dans son Dictionnaire historique et critique, à l'article Pytheas: (2)
PYTHEAS, était natif de Marseille. La plus grande précision qu'on puisse donner, ce me semble, sur le temps où il a vécu, est de le mettre au temps d'Alexandre-le-grand (A). Il fit des ouvrages de Géographie (B), qui apparemment n'était autre chose que la relation de ses voyages. Il abusa étrangement de la maxime, A beau mentir qui vient de loin; car il n'y eut sorte de fables qu'il ne racontât des pays septentrionaux qu'il se vantait d'avoir vu. Il n'ignorait pas que peu de témoins oculaires lui pourrait donner le démenti; mais la postérité pour le moins ne laissa pas impunie son audace. Polybe le poussa terriblement: Strabon tombe sur lui en plusieurs recontres avec la dernière dureté (a). Ces deux auteurs n'étaient point capables d'endurer qu'il racontât impunément qu'à l'ile de Thule (C), à sis jours de la Grande Bratagne, vers le nord, et dans tous ces quartiers-là, il n'y avait ni terre, ni mer, ni air, mais un composé des trois, semblable au poumon marin (D), sur lequel la terre et la mer était suspendués, et qui servaient comme de lien à toutes les parties de l'univers, sans qu'il fût possible d'aller là ni à pied, ni sur des vaisseaux.
...
(D) Au poumon marin.] La Mothe-le-Vayer (21) remarque que c'est un zoophyte spongieux auquel les italiens ont donné un nom fort sale; et après avoir rapporté que Pythéas avait soutenu que cette matière était le lien de l'univers; et qu'il avait eu l'impudence d'en parler comme d'une chose qu'il avait vu, il nous parle d'un bon anachorète qui se vantait d'avoir été jusques au bout du monde, et qui disait qu'il s'était vu contraint d'y ployer fort les épaules, à cause de l'union du ciel et de la terre dans cette extrémité.

Bayle avait lu ce passage dans une lettre de La Mothe-le-Vayer, où ce dernier écrit: (3)
Il est vrai qu'il se trouve beaucoup de Rélations géographiques pleines d'impostures, & je serois bien fâché de cautionner celles de Mendez Pinto, & de Vincent le Blanc entre les modernes. Ce dernier, qui étoit Marseillois, me fait souvenir de l'ancien Pythéas du même païs, qui assuroit qu'au dessus de Thulé l'on ne trouvoit plus ni mer, ni terre, mais je ne sai quel corps composé de ces deux élémens, et de consistance semblable à celle du Zoophyte Spongieux qu'on appelle Poumon de mer, les Italiens lui aiant donné un autre nom beaucoup plus sale. Il soûtenoit que cette matière étoit le lien de l'Univers comme Strabon le rapporte au second livre de sa Géographie, & il avoit l'impudence d'en parler comme d'une chose qu'il avoit vûe. Ce bon Anachorete, qui se vantoit d'avoir été jusqu'au bout du monde, disoit de même, qu'il s'étoit vû contraint, d'y ploier fort les épaules, à cause de l'union du Ciel & de la Terre dans cette extrémité.

Le poumon marin, c'est en fait la Méduse, mais La Mothe-le-Vayer ne donne aucune précision sur l'identité de cet anachorète aujourd'hui oubliée. Mais un anachorète étant un ermite, et non un voyageur, il parait clair que pour l'auteur c'était l'exemple du beau menteur
On peut remarquer que si notre auteur cite Strabon, Strabon lui même cite Polybe, qui cite Pytheas, dont les oeuvres sont perdues: (4)
Passons à Polybe: dans sa Chorographie de l'Europe, Polybe déclare qu'il laissera de côté les anciens, mais qu'il examinera avec soin tout ce qu'ont écrit leurs critiques, et, pour préciser, il nomme Dicéarque, ainsi qu'Ératosthène, le dernier auteur qui ait composé un traité en règle de géographie, et Pythéas, « ce Pythéas, dit-il, qu'on s'étonne en vérité de voir faire tant de dupes avec des mensonges aussi grossiers que ceux-ci, par exemple, qu'il aurait parcouru à pied la Bretagne tout entière, et que le périmètre de cette île est de 40 000 stades, sans compter ce qu'il débite encore au sujet de Thulé et de cette autre région, où l'on ne rencontre plus la terre proprement dite, ni la mer, ni l'air, mais à leur place un composé de ces divers éléments, semblable au poumon marin, et dans lequel, soi-disant, la terre, la mer, bref tous les éléments sont tenus en suspension et comme réunis à l'aide d'un lien commun, sans qu'il soit possible à l'homme d'y poser le pied, ni d'y naviguer. « Et notez, ajoute Polybe, que cette matière semblable au poumon marin, Pythéas dit l'avoir vue de ses yeux, tandis qu'il avoue n'avoir parlé de tout le reste que sur ouï-dire! »

Ainsi à partir d'une information dont l'auteur a disparu dans la trappe de l'histoire, on passe à Pythéas, qui la reprend à son compte, à Polybe qui cite Pythéas, à Strabon qui cite Polybe, Puis à La Mothe-le-Vayer qui cite Strabon en y accolant sans transition une histoire qui pour lui n'est guère qu'une boutade, et voila la machine lancée.
Les Petits Traités en forme de lettres, de La Mothe-le-Vayer, parurent de 1649 à 1660, et sa réputation (il était académicien, et fut parmi les précepteurs de Louis XIV) lui valut d'être pris au sérieux par les savants qui le lurent un peu trop vite, et c'est ainsi que nous lisons, en 1743, dans Le Spectacle de la nature: (5)
Il est vrai que Pythéas avoit encore sur la structure du monde bien des préjugez, qui avec certaines aparences aidoient à le tromper. Il ignoroit la rondeur de la terre, & entr'autres idées fausses qu'il se fit sur la disposition des terres Septentrionnales , il crut y voir distinctement le ciel apuyé sur la terre comme une voute inclinée, & formant vers les extrêmitez une très-longue encoignure où l'on étoit à l'étroit, & contraint de se baisser. Strabon, le plus judicieux des anciens Géographes , a bien raison de fronder de pareilles relations.

Puis, en 1755, dans Histoire générale et particulière de l'Astronomie: (6)
Pythéas, habile astronome, & le plus ancien dont les observations faites en Europe aient été transmises avec exactitude, osa même avancer qu'étant parti de Marseille, & ayant, à-peu-près, voyagé jusqu'aux Isles Britanniques, il étoit parvenu jusqu'à une encoignure du ciel, et s'étoit vû forcer de se courber pour ne pas y toucher.

Et c'est alors que s'amorce une réaction critique, dans Mémoires pour l'histoire des sciences et des beaux-arts, de février 1756: (7)
Cette Anecdote nous a mis dans la nécessité de parcourir beaucoup de Livres; et comme nous désespérions de la trouver, enfin le Dictionnaire de Bayle, à l'article Pytheas, nous a rappelé un trait de La Mothe-le-Vayer qui parle d'un bon Anachorete, lequel se vantoit d'avoir été jusqu'au bout du monde, & qui disoit qu'il s'étoit vû contraint, d'y ployer fort les épaules, à cause de l'union du Ciel & de la Terre dans cette extrémité.
Voila ( nous le croyons ) tout le fondement de la querelle faite à Pythéas par quelque moderne, dont Mr Estève aura suivi l'opinion.


La légende de Pythéas au bout du monde n'aura vécu qu'un siècle, mais celle de l'anachorète, venue on ne sait d'où, va continuer. En 1858, Lecouturier écrit: (8)
On a eu, dans les premiers siècles de notre ère, des idées si bizarres sur la conformation du firmament et sur sa position par rapport à notre globe, qu'un anachorète, au rapport de La Mothe-le-Vayer, se vantait d'avoir été jusqu'au bout du monde, où il avait été obligé de ployer les épaules, pour ne pas se choquer la tète contre le ciel, qui joignait presque la Terre en cet endroit.
Il est probable que Flammarion connaissait aussi l'ouvrage de Lecouturier. Sept ans plus tard, chez Flammarion, l'anachorète, est un neveu des pères du désert. Trente ans plus tard, assimilé au personnage de la gravure, il devient un missionnaire du moyen age. Cent ans plus tard, ce sera un "pélerin spirituel"...


Références:
1) Camille Flammarion, Les mondes imaginaires et les mondes réeels, Paris, Didier et Cie, 1865, p 328
2) DICTIONNAIRE HISTORIQUE ET CRITIQUE DE PIERRE BAYLE, NOUVELLE EDITION, PARIS 1820, TOME DOUZIEME, p 147 et p 150
3) OEUVRES DE FRANÇOIS DE LA MOTHE LE VAYER, CONSEILLER D'ETAT, & tc, nouvelle édition revue & augmentée, TOME VI partie I, MDCCLVIII, LETTRE LXXXIX, p 353
4) Strabon, Géographie, Livre I, chapitre 4, traduction du grec par Amédée Tardieu
5) Noel Antoine Pluche, Le spectacle de la nature, Amsterdam, 1743, tome IV, p 347
6) Pierre Estève, Histoire générale et particulière de l'astronomie, Paris, 1755, tome II
7) Mémoires pour l'histoire des sciences et des beaux-arts, février 1756, p 406
8) Henri Lecouturier, Panorama des mondes, Paris, 1858, p 70

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