1882. Flammarion suppose une métaphore transposée

Dans son si intéressant complément à l'Astronomie populaire, c'est à dire Les étoiles et les curiosités du ciel, Camille Flammarion décrit les objets célestes remarquables, et en particulier, l'étoile Sirius.


Camille Flammarion
  Si l’on en croit quelques auteurs anciens, cet astre splendide, l’éclatant, l’unique Sirius, aurait subi depuis les temps historiques une étrange transformation dans sa lumière.
  Dans sa traduction latine du poème grec d’Aratus, Cicéron déclare que l’étoile du Chien scintille d’une lumière rougeâtre (1). Mais c’est là une traduction assez libre, car Aratus lui-même ne dit pas que Sirius soit rouge : il le qualifie de ποικιλος , épithète que l’on peut traduire par « scintillant de couleurs variées ».
Note: en fait, cela signifie: varié, bigarré, mais surtout, Aratos l'applique à la constellation du grand chien, et non à Sirius. Quant à Ciceron, il dit "rutilo", qui signifie: roux, ardent, ou brillant.
Cicéron, toutefois, a été suivi par Horace et par Sénèque, qui chantent l’ardente coloration de notre étoile.
Note: Horace et Sénèque ne chantent rien du tout. Horace caricature la couleur de l'étoile de la canicule dans une satire, et c'est tout.
« Montre un courage à toute épreuve, dit Horace (2), soit que la rouge Canicule fende les muettes statues, soit que la panse du vent Furius fasse neiger de blancs flocons sur les Alpes glacées.» Les licences poétiques permettraient cependant de ne voir ici qu’une métaphore inspirée par les chaleurs de l’été : ce n’est pas encore là une observation précise.
(1) Namque pedes subter rutilo cum lumine claret
Fervidus ille canis stellarum luce refulgens.

(2) Persta, atque obdura, seu rubra Canicule findet
Infantes statuas, seu pingui tentus omaso
Furius hibernas cana nîve conspuet Alpes.
Satires, II, v)
Sénèque est plus explicite:
  « La variété des émanations de l’atmosphère terrestre ne doit pas nous surprendre. Au ciel même les astres présentent des couleurs différentes : l’étoile de la Canicule brille d’un rouge vif ; Mars est plus pâle, et Jupiter n’est coloré d’aucune nuance (1). » Ces expressions ne laissent pas d’ambiguité.
  (1) Nec mirum est, si terræ omnis generis et varia evaporatio est, quam in cœlo
quoque non unus appareat color rerum, sed acrior sit Caniculae rubor, Martis
remissior, Jovis nullus. - Questions naturelles, Liv. I.
Note: D'abord Sénèque parle bien de l'étoile de la canicule, c'est à dire de Sirius observé à son lever. Ensuite, Sénèque parle relativement: l'étoile de la canicule est la plus rouge, Mars l'est moins, et Jupiter pas du tout. Ce n'est pas dire que Sirius est rouge vif.
  Cependant il est bien singulier que ce soit seulement pendant ce siècle-là (de Cicéron à Sénèque, - 50 + 50) que l’on ait parlé de cette couleur rouge de la plus brillante étoile du ciel. Eratosthènes, Eudoxe et Aratus n’y avaient fait aucune allusion dans l’Antiquité et, depuis, aucun astronome n’en a parlé: Au Xe siècle de notre ère, elle était certainement blanche, car Abd-al-Rahman al-Sûfi qui signale la coloration rouge d’Antarès, Bételgeuse, Aldébaran,Arcturus et Pollux, et dont la description est si minutieuse et si détaillée, ne signale pas la moindre nuance dans sa coloration. De plus, il ne remarque pas que Ptolémée l’ait qualifiée de rouge, ce qui conduit à conclure que les anciens manuscrits de l’Almageste ne portaient pas cette mention. Toutes les éditions imprimées la reproduisent, à la première ligne de sa nomenclature des étoiles du Grand Chien: ο εν τω ςοματι λαμπροτατος καλουμενος κυων και Σείριος . Ce dernier qualificatif upokirros « rougeâtre » n’a pas dû être appliqué par Ptolémée lui-même, car Al-Battani (Albategnius), astronome arabe du IXe siècle, antérieur à Sûfi, ne signale dans l’Almageste arabe que cinq étoiles rougeâtres, tandis que l’Almageste grec en présente six. D’autre part encore, Ptolémée, qui généralement appelle les étoiles de première grandeur par leur nom, ne nomme pas Sirius dans la ligne précédente, et j’admettrais volontiers avec M. Schjellerup que ce nom y était écrit et a été mal lu, de sorte qu’au lieu de και υποκιρρος c’était primitivement και Σείριος que l’on devait lire. Au lieu de
La brillante, sur la bouche, appelée le Chien et rougeâtre,
on lirait
La brillante, sur la bouche, appelée le Chien et Sirius,
qui correspond aux anciennes éditions arabes, où l'on ne trouve aucune traduction ni aucun synonyme du, mot rougeâtre. La description des étoiles de Sûfi porte aussi en première ligne
La brillante, sur la bouche, appelée le Chien et al-Schira.

Le catalogue d’Ulugh-Beigh dit
Quæ est in ore, intense lucide, quam Canem et Shira vocant.

Il semble que devant l’ensemble de ces témoignages, la coloration rouge de Sirius devient très douteuse. Seule, l’expression de Sénèque reste difficile à interpréter. Mais Sénèque n’était pas astronome ; il ne dit point qu’il ait observé lui-même cette coloration ; il a pu se fier à Cicéron comme à Horace, et croire que l’ardente Canicule était vraiment rouge : la métaphore sera devenue réalité.

Note: C'est prendre Sénèque pour un novice. Sénèque a parlé savamment d'astronomie et Flammarion le sait bien. S'il avait voulu se fier à un autre auteur, il se serait fié à un auteur d'une autorité supérieure à la sienne, et pas au traducteur d'un poême, encore moins à l'auteur d'une satire. Si Sénèque dit que l'étoile de la canicule est plus rouge que Mars, c'est qu'elle l'est. Mais Flammarion semble ignorer que l'étoile de la canicule ce n'est pas Sirius en général, mais Sirius observé à ras de l'horizon. Ainsi, Camille Flammarion tombe juste: Sirius n'a jamais été rouge, mais pour de mauvaises raisons.
( Camille Flammarion, Les étoiles et les curiosités du ciel, Marpon et Flammarion, 1882, p. 477 )

Dernière mise à jour: 02/10/2018

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