1765. L'Encyclopédie reprend les arguments de Chauffepié
L'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert mettant un point d'holnneur à lutter contre les superstitions, et les croyances infondées, il était bien normal qu'elle s'attaque à la vision de Constantin, qu'on croyait bien fondée, et qui, à l'analyse, ne l'était pas. Le chevalier Louis de Jaucourt va tout simplement récupérer l'argumentation de Chauffepié, pour l'article Vision Celeste de Constantin dans le tome XVII de l'Encyclopédie.
VISION CELESTE de Constantin, (Hist. ecclés.)
c’est ainsi qu’on nomme la vision d’une croix lumineuse, qui, au rapport de plusieurs historiens, apparut à l’empereur Constantin, surnommé le grand, quand il eut résolu de faire la guerre à Maxence.
Comme il n’y a point de tradition plus célèbre dans l’histoire ecclésiastique que celle de cette vision céleste, & que plusieurs personnes la croyent encore incontestable, il importe beaucoup d’en examiner la vérité ; parce qu’il y a quantité d’autres faits, que les historiens ont répétés à la suite les uns des autres, & qui discutés critiquement, se sont trouvés faux ; ce fait-ci peut être du nombre. Plusieurs savans en sont convaincus ; & M. de Chaufepié lui-même, après un mûr examen de l’histoire du signe céleste de Constantin, n’a pu s’empêcher d’avouer, que les argumens qu’on a employés à sa défense, ne sont point assez forts pour exclure le doute, & que les témoins qu’on allegue en sa faveur, ne sont ni persuasifs, ni d’accord entre eux ; c’est ce que cet habile théologien des Provinces-Unies, a entrepris de justifier dans son dictionnaire historique & critique, par une dissertation également curieuse & approfondie, dont nous allons donner le précis.
Pour prouver que les témoins qui déposent en faveur du fait en question, ne sont ni sûrs, ni d’accord entre eux, le lecteur n’a qu’à se donner la peine de confronter leurs témoignages. Je commencerai pour abréger, par citer en françois le rapport d’Eusebe, Vie de Constantin, l. I. c. xxviij. 31.
Cet historien après avoir dit que Constantin résolut d’adorer le Dieu de Constance son pere, & qu’il implora la protection de ce Dieu contre Maxence, il ajoute : « Pendant qu’il faisoit cette priere, il eut une merveilleuse vision, & qui paroîtroit peut-être incroyable si elle étoit rapportée par un autre. Mais, puisque ce victorieux empereur nous l’a racontée lui-même, à nous qui écrivons cette histoire long-tems après, lorsque nous avons été connus de ce prince, & que nous avons eu part à ses bonnes graces, confirmant ce qu’il disoit par serment ; qui pourroit en douter, sur-tout l’événement en ayant confirmé la vérité ? Il assuroit qu’il avoit vu dans l’après-midi, lorsque le soleil baissoit, une croix lumineuse au-dessus du soleil, avec cette inscription : τούτῳ νίκα, vainquez par ce signe : que ce spectacle l’avoit extrèmement étonné, de même que tous les soldats qui le suivoient, qui furent témoins du miracle. Que tandis qu’il avoit l’esprit tout occupé de cette vision, & qu’il cherchoit à en pénétrer le sens, la nuit étant survenue, Jesus-Christ lui étoit apparu pendant son sommeil avec le même signe qu’il lui avoit montré le jour dans l’air, & lui avoit commandé de faire un étendart de la même forme, & de le porter dans les combats pour se garantir du danger. Constantin s’étant levé dès la pointe du jour, raconta à ses amis le songe qu’il avoit eu ; & ayant fait venir des orfévres & des lapidaires, il s’assit au milieu d’eux, leur expliqua la figure du signe qu’il avoit vu, & leur commanda d’en faire un semblable d’or & de pierreries ; & nous nous souvenons de l’avoir vu quelquefois ».
Dans le chapitre suivant, qui est le xxxi. Eusebe décrit cet étendart auquel on donna-le nom de labarum, & dont nous avons parlé en son lieu. Dans le chapitre xxxii. il raconte que Constantin tout rempli d’étonnement par une si admirable vision, fit venir les prêtres chrétiens, & qu’instruit par eux, il s’appliqua à la lecture de nos livres sacrés, & conclut qu’il devoit adorer avec un profond respect le Dieu qui lui étoit apparu. Que l’espérance qu’il eut en sa protection, l’excita bien-tôt après d’éteindre l’embrasement qui avoit été allumé par la rage des tyrans.
Le témoignage de Ruffin ne nous arrêtera pas, parce qu’il n’a fait que traduire en latin l’histoire ecclésiastique d’Eusebe, & en y retranchant plusieurs choses à sa guise.
Socrate est le troisieme historien qui nous parle de cette merveille, hist. ecclés. t. I. c. ii. « Constantin, dit-il, commença à chercher les moyens de mettre fin à la tyrannie de Maxence.... Pendant que son esprit étoit partagé de la sorte, il eut une vision merveilleuse, & qui surpassoit tout ce qu’on peut dire. Comme il marchoit à la tête de ses troupes, il vit dans le ciel l’après-midi, lorsque le soleil commençoit à baisser, une colonne de lumiere en figure de croix, στύλον φωτὸς σταυροειδῆ, sur laquelle étoient écrits ces mots : Ἐν τούτῳ νίκα, vainquez par ceci. L’empereur étonné d’un pareil prodige, & ne s’en rapportant pas entierement à ses propres yeux, demanda à ceux qui étoient présens s’ils avoient vu le même signe. Quand ils lui eurent répondu qu’oui, cette divine & merveilleuse vision le confirma dans la créance de la vérité. La nuit étant survenue, il vit Jesus-Christ qui lui commanda de faire un étendart sur le modele de celui qu’il avoit vu en l’air, & de s’en servir contre ses ennemis, comme du gage le plus certain de la victoire, καὶ τούτῳ κατὰ τῶν πολεμίων κεχρῆσθαι τροπαίῳ. Suivant cet oracle, il fit faire un étendart en forme de croix, lequel on conserve encore aujourd’hui dans le palais des empereurs. Rempli depuis ce moment de confiance, il travailla à l’exécution de ses desseins, & ayant attaqué l’ennemi aux portes de Rome, il remporta la victoire, Maxence étant tombé dans le fleuve, & s’étant noyé ; il étoit dans la septieme année de son regne, lorsqu’il triompha de Maxence »,
Sozomene autre historien ecclésiastique, n’a pas oublié le même fait ; mais il le raconte différemment, hist. ecclés. l. I. c. iij. en citant en même tems le récit d’Eusebe : « Constantin, dit il, ayant résolu de faire la guerre à Maxence, songea de qui il pourroit implorer la protection. Tout occupé de ses pensées, il vit en songe la croix dans le ciel toute resplendissante, ὄναρ εἶδε τὸ τοῦ σταυροῦ σημεῖον ἐν τῷ οὐρανῷ σελαγίζον : étonné de cette apparition, les anges qui l’environnerent, lui dirent : Constantin, remportez la victoire par ce signe ; ὦ Κωνσταντῖνε ἐν τούτῳ νίκα. On dit même que Jesus-Christ lui apparut, & que lui ayant montré l’étendart de la croix, il lui commanda d’en faire faire un semblable, & de se s’en servir dans les combats pour vaincre ses ennemis ».
Philostorge qui a écrit une histoire ecclésiastique sous Théodose le jeune, dont Photius nous a conservé l’extrait, parle aussi, l. I. c. vj. de l’apparition du signe céleste, & la raconte autrement. Il dit que Constantin vit le signe de la croix vers l’Orient, & que ce signe étoit formé d’un tissu de lumiere fort étendu, & accompagné d’une multitude d’etoiles arrangées de façon qu’elles traçoient en langue latine ces paroles : Vainquez par ce signe, Ἐν τούτῳ νίκα.
Nicéphore Calliste, hist. ecclés. l. VIII. c. iij. a copié à sa maniere Philostorge en partie, & pour le reste Socrate presque mot à mot. Il renchérit néanmoins sur les autres historiens, & multiplie les merveilles ; car outre la premiere apparition, Constantin, si on l’en croit, en a eu deux autres encore. Dans l’une il vit les étoiles arrangées de façon qu’elles formoient ces mots : Ἐπικάλεσαί με ἐν ἡμέρᾳ θλίψεώς σου, καὶ ἐξελοῦμαί σε, καὶ δοξάσεις με : « Invoque-moi au jour de ta détresse, je t’en délivrerai, & tu me glorifieras ». Frappé d’étonnement, il leva encore les yeux au ciel, & il vit de nouveau la croix formée par des étoiles, & une inscription autour, en ces termes : Ἐν τούτῳ τῷ σημείῳ πάντας νικήσεις τοὺς πολεμίους : Par ce signe tu vaincras tous tes ennemis ; ce qui lui rappella d’abord ce qui lui étoit arrivé auparavant. Le lendemain il fit sonner la charge, & livra bataille aux Byzantins, qu’il vainquit heureusement, & se rendit maître de leur ville, ayant fait porter l’étendart de la croix dans le combat.
Photius, bibl. cod. 256. nous a conservé le témoignage d’un septieme écrivain, qui n’a rien dit de particulier, sinon que Constantin enrichit de pierreries la croix qui lui étoit apparue, & la fit porter devant lui dans le combat contre Maxence.
La narration de Lactance, de mortib. persec. c. xliv. est plus étendue que celle de ses prédécesseurs, & en differe en plusieurs points. Il est dit, par exemple, que Constantin averti en songe de mettre sur les boucliers de ses soldats la divine image de la croix, & de livrer bataille, exécuta ce qui lui étoit prescrit, & fit entrelacer la lettre X dans le monogramme de Christus, pour être marquée sur tous les boucliers. Maxence fut battu, trouva le pont rompu, & se trouvant pressé par la multitude des fuyards, il tomba dans le Tibre, & s’y noya.
Je ne sais si l’on doit mettre au rang des témoins, Arthemius à qui Julien fit trancher la tête, & à qui Métaphraste & Surius (sur le 20 Octobre) font dire que le signe de la croix étoit plus brillant que les rayons du soleil ; que les caracteres étoient dorés, & indiquoient la victoire ; assurant qu’il a été témoin oculaire de cette merveille ; qu’il a lu les lettres, & que toute l’armée a vu cet étonnant prodige.
Après avoir rapporté les témoignages des historiens, il s’agit de les peser : sur quoi l’on doit préalablement observer deux choses. I. Qu’on ne produit d’autres témoins que des chrétiens, dont la déposition peut être suspecte dans ce cas II. Que ces témoins ne sont nullement d’accord entr’eux, & qu’ils rapportent même des choses opposées.
I. On ne produit d’autres témoins que des chrétiens, dent la déposition peut être suspecte dans ce cas, parce qu’il s’agit d’un fait qui fait honneur à leur religion, & qui en prouve la divinité. Si ce merveilleux phénomene a été vu, non-seulement de Constantin & de ses amis, mais de toute son armée, d’où vient qu’aucun auteur païen n’en a fait mention ? Que Zozime n’en eût rien dit, il ne faudroit pas en être surpris, cet écrivain ayant quelquefois pris à tâche de diminuer la gloire de Constantin. Mais comment n’en trouve-t-on pas le mot dans le panégyrique de Constantin, prononcé en sa présence à Treves, lorsqu’après avoir vaincu Maxence, il retourna dans les Gaules & sur le Rhin ? L’auteur de ce panégyrique parle en termes magnifiques de toute la guerre contre Maxence, & garde en même tems un profond silence sur la vision dont il s’agit : ce silence est fort étrange !
Nazaire autre rhéteur, qui dans son panégyrique, parle si éloquemment de la guerre contre Maxence, de la clémence dont Constantin usa après la victoire, & de la délivrance de Rome, ne dit rien de la vision que toute l’armée doit avoir vue, tandis qu’il rapporte que par toutes les Gaules on avoit vu des armées célestes, qui prétendoient être envoyées pour secourir Constantin.
Non-seulement cette vision surprenante a été inconnue aux auteurs païens, mais à trois écrivains chrétiens contemporains de Constantin, & qui avoient la plus belle occasion d’en parler. Le premier est Publius Optatianus Porphyre, poëte chrétien, qui publia un panégyrique de Constantin en vers latins, dans lequel il fait mention plus d’une fois du monogramme de Christ, qu’il appelle le signe céleste ; mais l’apparition de la croix au ciel lui est inconnue. Lactance est le second, & son témoignage est recommendable par toutes sortes, tant à cause de la pureté de ses mœurs, de son érudition, & de son éloquence, qu’à cause qu’il a été parfaitement instruit de tout ce qui regarde Constantin, ayant été précepteur de Crispus fils de cet empereur. Dans son Traité de la mort des persécuteurs, qu’il écrivit vers l’an 314, deux ans après l’apparition dont il s’agit, il n’en fait aucune mention. Il rapporte seulement que Constantin fut averti en songe de mettre sur les boucliers de ses soldats la divine image de la croix, & de livrer bataille. Mais Lactance auroit-il raconté un songe, dont la vérité n’avoit d’autre appui que le témoignage de Constantin, & auroit-il passé sous silence un prodige qui avoit eu toute l’armée pour témoin ?
Il y a plus, Eusebe lui-même ne parle point de cette merveille dans tout le cours de son Histoire ecclésiastique, & sur-tout dans le chap. ix. du livre IX. où il rapporte fort au long les exploits de Constantin contre Maxence. Ce n’est que dans la vie de cet empereur, écrite long-tems après, qu’il raconte cette merveille, sur le témoignage de Constantin seul. Comment concevoir qu’une vision si admirable, vue de tant de milliers de personnes, & si propre à justifier la vérité de la religion chrétienne, ait été inconnue à Eusebe, historien si soigneux de rechercher tout ce qui pouvoit contribuer à faire honneur au christianisme ; & tellement inconnue, que ce n’a été que plusieurs années après qu’il en a été informé par Constantin ? N’y avoit-il donc point de chrétiens dans l’armée de Constantin qui fissent gloire publiquement d’avoir vu un pareil prodige ? auroient-ils eu si peu d’intérêt à leur cause, que de garder le silence sur un si grand miracle ? Doit-on après cela, être surpris que Gélase de Cyzique, un des successeurs d’Eusebe dans le siege de Césarée, au cinquieme siecle, ait dit que bien des gens soupçonnoient que ce n’étoit là qu’une fable, inventée en faveur de la religion chrétienne ? Hist. de act. conc. Nic. c. iv.
On dira peut-être que selon les maximes du droit, on doit plus de foi à un seul témoin qui affirme, qu’à dix qui nient ; & qu’il suffit qu’Eusebe ait rapporté ce fait dans la vie de Constantin, & que quantité d’autres écrivains l’aient rapporté après lui. Mais on doit se souvenir aussi que selon les maximes du droit, il est nécessaire de confronter les témoins, & que lorsqu’ils se contredisent, il faut ajouter foi au plus grand nombre, & aux plus graves.
II. Les témoins ne sont nullement d’accord entre eux, & rapportent même des choses opposées. Ils ne sont pas d’accord sur les personnes à qui cette merveille est apparue ; presque tous assurent qu’elle a été vue de Constantin & de toute son armée. Gélase ne parle que de Constantin seul : οὐρανόθεν ὁ θεὸς Κωνσταντῖνον ὁπλίζει, δείξας αὐτῷ τὸ σωτήριον τοῦ σταυροῦ σύμβολον. Ils different encore sur le tems de la vision ; Philostorge dit que ce fut lorsque Constantin remporta la victoire sur Maxence ; d’autres prétendent que ce fut auparavant, lorsque Constantin faisoit des préparatifs pour attaquer le tyran, & qu’il étoit en marche avec son armée.
Les auteurs ne s’accordent pas davantage sur la vision même ; le plus grand nombre n’en reconnoissant qu’une, & encore en songe, κατ’ ὄναρ ; il n’y a qu’Eusebe, suivi par Socrate, Nicéphore & Philostorge, qui parlent de deux, l’une que Constantin vit de jour, & l’autre qu’il vit en songe, servant à confirmer la premiere.
L’inscription offre de nouvelles différences ; Eusebe dit qu’on lisoit τούτῳ νίκα, d’autres ajoutent la particule ἐν ; d’autres ne parlent point d’inscription. Selon Philostorge & Nicéphore, elle étoit en cararacteres latins ; les autres n’en disent rien, & semblent par leur récit supposer que les caracteres étoient grecs. Philostorge assure que l’inscription étoit formée par un assemblage d’étoiles ; Artemius dit que les lettres étoient dorées ; l’auteur cité comme septieme témoin, les représente composées de la même matiere lumineuse que la croix. Selon Sozomène il n’y avoit point d’inscription, & ce furent les anges qui dirent à Constantin : Remportez la victoire par ce signe.
Enfin les historiens ne sont pas plus d’accord sur les suites de cette vision. Si l’on s’en rapporte à Eusebe. Constantin aidé du secours de Dieu, remporta sans peine la victoire sur Maxence. Mais selon Lactance, la victoire fut fort disputée ; on se battit de part & d’autre avec beaucoup de courage, & ni les uns ni les autres ne lâcherent le pié. Il dit même que les troupes de Maxence eurent quelque avantage avant que Constantin eût fait approcher son armée des portes de Rome. Si l’on en croit Eusebe, depuis cette époque Constantin fut toujours victorieux, & opposa à ses ennemis comme un rempart impénétrable, le signe salutaire de la croix.
Sozomène assure aussi ce dernier fait ; cependant un auteur chrétien, dont M. de Valois a rassemblé des fragmens, ad calcem Ammian. Marcellin. p. 473, 475. rapporte que dans les deux batailles que Constantin livra à Licinius, la victoire fut douteuse, & que même Constantin reçut une légere blessure à la cuisse. Selon Nicéphore, Hist. ecclés. l. VII. c. xlvi. tant s’en faut que Constantin ait toujours été heureux depuis cette apparition, & qu’il ait toujours fait porter l’enseigne de la croix, qu’au contraire il combattit deux fois les Bizantins sans l’avoir, & ne s’en seroit pas même souvenu, s’il n’eût perdu neuf mille hommes, & si la même vision ne lui étoit apparue une seconde fois, avec une inscription bien plus claire, & plus nette encore : Par ce signe tu vaincras tous tes ennemis. Constantin n’auroit pas sans doute compris la premiere, vainquez par ceci, sans une explication précédée encore d’un autre avertissement formé par l’arrangement des étoiles, contenant ces paroles du pseaume l. invoque-moi, &c. Philostorge assure que la vision de la croix, & la victoire remportée sur Maxence, déterminerent Constantin à embrasser la foi chrétienne. Mais Ruffin dit qu’il favorisoit dejà la religion chrétienne, & honoroit le vrai Dieu ; & l’on sait cependant qu’il ne reçut le baptême que peu de jours avant que de mourir, comme il paroît par le témoignage de S. Athanase (Athanas. de synod. p. 917.), de Socrate (l. II. c. xlvij.), de Philostorge (l. VI. c. vj.), & de la chronique d’Alexandrie (chron. Alexand. p. 684. édit. Rav.)
Dans une si grande variété de récits, à qui doit-on s’en rapporter, si ce n’est au plus grand nombre, & à ceux dont la narration est la plus simple ? Sur ce pié là, il faut abandonner Eusebe, le fabuleux Nicéphore, & Philostorge que Photius appelle menteur, ἀνὴρ ψευδόλογος, qui parlent d’une apparition arrivée de jour, & s’en tenir à la vision en songe.
Nous pourrions nous borner à ces courtes réflexions sur le caractere des témoins en général ; mais par surabondance de droit, nous discuterons l’autorité des principaux ; celle d’Eusebe comme historien, & celle d’Artemius & de Constantin comme témoins oculaires.
Commençons par Eusebe qui a donné le ton à tous les autres historiens sur ce sujet. Nous n’adopterons pas le soupçon de quelques savans qui doutent qu’il soit l’auteur de la Vie de Constantin ; nous ne nous prévaudrons pas non plus ici, de ce qu’Eusebe ne parle point d’une chose dont il ait été lui-même témoin, & de ce qu’il ne raconte le fait que sur le seul témoignage de Constantin ; nous ferons valoir seulement la maxime des jurisconsultes, qui dit : Personne ne peut produire comme témoin celui à qui il peut ordonner d’en faire la fonction, tel qu’est un domestique, ou tel autre qui lui est soumis. Mais Eusebe n’est-il pas un témoin de cet ordre ? N’est-ce pas par le commandement de Constantin qu’il a écrit la vie, ou pour mieux dire le panégyrique de ce prince ? N’est-ce pas un témoin qui dans cet ouvrage, revêt par-tout le caractere de panégyriste, plutôt que celui d’historien ? N’est-ce pas un écrivain qui a supprimé soigneusement tout ce qui pouvoit être desavantageux & peu honorable à son héros ? Il passe sous silence le rétablissement du temple de la Concorde, dont on voyoit la preuve par une inscription qui se lisoit du tems de Lilio Giraldi, dans la basilique de Latran. Il ne dit rien de la mort de Crispus fils de Constantin, que cet empereur fit périr sur de faux & de légers soupçons : pas un mot de la mort de Faustine, étouffée dans un bain, quoique Constantin lui fût redevable de la vie ; sans parler de quantité d’autres faits qu’un historien uniquement attentif à dire la vérité, n’auroit pas obmis. Il est donc bien permis d’en appeller d’Eusebe courtisan, flateur & panégyriste, à Eusebe historien à qui ce prodige a été inconnu, jusqu’au tems qu’il eut la commission de publier les louanges de Constantin.
Artemius ne nous paroîtra pas plus digne de foi ; voici le langage qu’on lui fait tenir à Julien. Ad Christum declinavit Constantinus, ab illo vocatus quando difficillimum commisit prælium adversus Maxentium. Tunc enim, & in meridie, apparuit signum crucis radiis solis splendidius, & litteris aureis belli significans victoriam. Nam nos quoque aspeximus, cum bello interessemus, & litteras legimus ; quin etiam totus quoque, id est contemplatus exercitus, & multi hujus sunt testes in exercitu. Mais tout ce beau discours ne porte que sur la foi de Métaphraste, auteur fabuleux, chez qui l’on trouve les actes d’Artemius, que Baronius prétend à tort de pouvoir défendre, en même tems qu’il avoue qu’on les a interpolés.
Reste le témoignage de Constantin lui-même, qui a raconté le fait, & qui a confirmé son récit par serment. Tout semble d’abord donner du poids à un pareil témoignage ; la dignité de ce prince ; ses exploits ; sa constance ; sa religion ; enfin c’est un témoin oculaire qui confirme son assertion par serment. Que peut-on demander de plus, & sur quels fondemens s’élever contre un témoignage de ce caractere ? Je réponds, sur des fondemens appuyés de très-fortes raisons, & je vais entreprendre de prouver : I. que le serment de Constantin n’est pas d’un aussi grand poids qu’on le prétend : II. qu’il étoit tout-à-fait de l’intérêt de Constantin d’inventer un fait de cette espece : III. qu’il rapporte de lui-même des choses qui ne lui conviennent point : IV. qu’il attribue à notre seigneur J. C. des choses indignes de lui.
I. Je dis que le serment de Constantin dans ce cas, n’est pas d’un aussi grand poids qu’on le prétend. Supposons d’abord qu’il l’a fait de bonne foi & dans la simplicité de son ame ; comme ce n’a été que fort long-tems après qu’il a raconté la vision qu’il avoit eue de jour, & le songe qu’il avoit fait la nuit suivante, on peut fort bien penser, sans faire tort à la probité d’un prince vertueux, qu’ayant perdu en partie le souvenir des circonstances d’un fait arrivé depuis si long-tems, il y a ajouté, retranché, & a confondu les choses sans aucune mauvaise intention, & qu’en conséquence il a cru pouvoir affirmer par serment, ce qu’une mémoire peu fidelle lui fournissoit.
Par exemple, il pourroit avoir vu un phénomène naturel, une parhélie, ou halo-solaire, comme le prétendent quelques savans ; ensuite il auroit peut-être vu en songe l’inscription τούτῳ νίκα, & confondant les tems & les circonstances, il auroit cru avoir vu l’inscription de jour. Cependant diverses raisons ne nous permettent pas de taxer dans cette occasion, Constantin d’un simple défaut de mémoire.
En premier lieu, c’est ici un serment fait en conversation familiere, qui peut avoir été l’effet d’une mauvaise habitude, & non l’effet de la réflexion & d’une mure délibération, ce qui seul peut lui donner du poids.
Secondement, c’est un serment nullement nécessaire. S’il eût été question de son songe, comme l’empereur n’avoit d’autre preuve à alléguer que sa parole, on conçoit que le serment pouvoit être d’usage ; mais s’agissant d’un prodige qui devoit être fort connu, puisqu’il avoit été vu de toute l’armée, qu’étoit-il besoin de serment pour confirmer un fait public, & qu’un grand nombre de témoins oculaires pouvoient attester ? C’est sans contredit une chose étonnante ; que Constantin ait craint de n’en être pas cru à moins qu’il ne fit serment, & qu’Eusebe ne se soit informé du fait à aucun des officiers, ou des soldats de l’armée, qui sans doute n’étoient pas tous morts ; ou que s’il s’étoit informé, il n’en ait rien dit dans la vie de Constantin, pour appuyer le récit de ce prince.
En troisieme lieu, quoique les auteurs chrétiens aient prodigué les plus grands éloges à Constantin, & qu’ils aient donné les plus hautes idées de sa piété, il est certain néanmoins qu’il n’étoit pas aussi vertueux qu’il le faudroit pour mériter une entiere foi de la part de ceux qui jugent sainement du prix des choses.
Sans adopter le sentiment de quelques savans, qui ne prétendent pas à la légere que ce prince étoit plus payen que chrétien, nous avons bien assuré qu’il étoit chrétien plutôt de nom que d’effet. Il a donné plus d’une preuve de son hypocrisie, & de son peu de piété. Quel christianisme que celui d’un prince qui fit rebâtir à ses dépens un temple idolâtre, ruiné par l’ancienneté ; un prince chrétien qui fit périr Crispus son fils, déjà décoré du titre de César, sur un léger soupçon d’avoir commerce avec Fauste sa belle-mere, qui fit étouffer dans un bain trop chauffé cette même Fauste son épouse, à qui il étoit redevable de la conservation de ses jours ; qui fit étrangler l’empereur Maximien Herculius, son pere adoptif ; qui ôta la vie au jeune Licinius, son beau-frere, qui faisoit paroître de fort bonnes qualités ; qui, en un mot, s’est déshonoré par tant de meurtres, que le consul Ablavius appelloit ces tems-là néroniens. On pourroit ajouter qu’il y a d’autant moins de fonds à faire sur le serment de Constantin, qu’il ne s’est pas fait une peine de se parjurer, en faisant étrangler Licinius, à qui il avoit promis la vie par serment. Au reste toutes ces actions de Constantin sont rapportées dans Eutrope, l. X. c. iv. Zosim. l. II. c. xxix. Oros. lib. VII. cap. xxviij. S. Jerôme, in chron. ad ann. 321, Aurelius Victor, in epit. c. l. &c.
II. Il étoit de l’intérêt de Constantin d’inventer un fait de cette espece dans les circonstances où il se trouvoit, & sa politique rafinée le lui suggéroit. Il avoit reçu des députés des villes d’Italie, & de Rome même, pour implorer son secours contre la tyrannie de Maxence. Il souhaitoit fort d’aller les délivrer, d’acquérir de la gloire, & surtout un plus grand empire. La crainte s’étoit emparée de ses soldats. Les chefs de son armée murmuroient d’une guerre entreprise avec des forces fort inférieures à celles que Maxence avoit à leur opposer ; de sinistres présages annonçoient des malheurs. A quoi se résoudre dans de pareilles conjonctures ? Renoncer à la guerre projettée ? il ne le pouvoit après l’avoir lui-même déclarée à Maxence. Demandera-t-il la paix au tyran ? mais il ne peut l’espérer qu’en renonçant à l’empire, ce qui ne convenoit ni à son honneur, ni à sa sureté. D’ailleurs, son ambition étoit si grande, que dans la suite il ne put, ni ne voulut souffrir de compagnon. Il crut donc devoir user d’adresse, & il ne trouva rien de meilleur & de plus avantageux, que de se concilier les chrétiens qui étoient en très-grand nombre, non-seulement dans les Gaules, où Constance Chlore, pere de Constantin, les avoit favorisés, mais encore en Italie, & à Rome même où regnoit Maxence.
Dès le tems de Marc-Aurele les légions étoient remplies de chrétiens, & on prétend qu’il y en avoit qui étoient toutes entieres composées de chrétiens. Sous Septime Severe & son fils Antonin Caracalla, ils furent admis aux charges. Alexandre Severe pensa à élever un temple à Jésus-Christ, & à le mettre au rang des dieux. Philippe favorisa tellement les chrétiens, qu’Eusebe & d’autres auteurs ont cru qu’il l’étoit lui-même, & Constance Chlore, pere de Constantin, les avoit protégés dans les pays de sa domination. C’étoit donc un trait de politique de se les attacher ; Maxence avoit employé déjà le même artifice au commencement de son regne. « Maxence, dit Eusebe, hist. ecclés. l. VIII. c. xiv. ayant usurpé à Rome la souveraine puissance, feignit d’abord pour flatter le peuple, de faire profession de notre religion, de nous vouloir traiter favorablement, & d’user d’une plus grande clémence que n’avoient fait ses prédécesseurs : mais bientôt après, il démentit les belles espérances qu’il avoit données ». Constantin supposa donc un songe où la croix lui étoit apparue, afin de se concilier l’affection des chrétiens répandus dans toutes les provinces de l’empire, de donner du courage à ses soldats, & d’attirer le peuple dans son parti. C’est ainsi que quelque tems après Licinius, pour encourager son armée contre Maximin, supposa qu’un ange lui avoit dicté en songe une priere qu’il devoit faire avec son armée.
III. Constantin rapporte de lui-même des choses qui ne lui conviennent point. A l’en croire, il ignore ce que veut dire la croix ; il ne comprend rien à l’apparition, il y pense & repense, & il faut que Jésus-Christ lui apparoisse en songe pour l’en instruire. Qui ne croiroit sur ce récit que les chrétiens étoient entierement inconnus à Constantin, du moins qu’il ignoroit que la croix étoit comme leur enseigne, & qu’ils s’en servoient partout, jusques-là qu’on leur attribuoit déjà, du tems de Tertullien, de l’adorer ? Cependant Constance, pere de Constantin, avoit favorisé les chrétiens, & Constantin lui-même, né d’une mere chrétienne, passoit déjà pour l’être avant que de triompher de Maxence.
IV. Enfin il attribue à nôtre Seigneur Jésus-Christ des choses indignes de lui. Jésus-Christ lui ordonne de se servir de ce signe pour combattre ses ennemis, & comme d’un rempart contre eux. Mais qui ne voit tout ce qu’il y a ici de supersticieux, comme si la croix étoit une espece d’amulette qui eût une vertu secrette ? Il y a plus ; Constantin lui-même n’obéit point dans la suite à cet ordre divin, puisqu’il combattit deux fois ceux de Bizance sans avoir le signe de la croix, & il en avoit entierement perdu le souvenir ; il fallut une perte de neuf mille hommes, & une nouvelle vision pour lui en rappeller la mémoire.
Qui peut douter à présent que l’apparition prétendue du signe céleste ne soit une fraude pieuse que Constantin imagina, pour favoriser le succès de ses desseins ambitieux ?
Cette ruse a cependant fait une longue fortune, & n’a pas même été soupçonnée de fausseté par d’habiles gens du dernier siecle & de celui-ci. Je trouve dans le nombre de ceux qui y ont ajouté fortement & religieusement foi, le célebre Jacques Abbadie, & le pere Grainville. Le premier a soutenu la vérité de la vision céleste de Constantin, dans son ouvrage intitulé triomphe de la providence ; & le second dans une dissertation insérée dans le journal de Trévoux, Juin 1724, art. 48.
On peut réduire à six chefs tout ce que le doyen de Killalow allegue avec l’éloquence véhémente qui lui est propre en faveur de sa cause.
I. Il cite le témoignage de quantité d’auteurs de toute tribu, langue & nation, anglois, françois, espagnols, italiens, allemans, tant anciens que modernes, catholiques romains, comme Godeau, évêque de Grasse, & protestans, comme le Sueur, qui croyent tous la vérité de l’apparition.
Mais premierement cette croyance n’a pas été aussi unanime que le pretend M. Abbadie, puisque dès le cinquieme siecle, Gélaze de Cyzique disoit que bien des gens soupçonnoient que c’étoit une fraude pieuse pour accrediter la religion chrétienne. 2°. Quand cette croyance seroit encore plus universelle, on n’en pourroit rien conclure, parce qu’il y a quantité de fables auxquelles personne n’a contredit pendant plusieurs siecles, & qui ont été reconnues pour telles quand on s’est donné la peine de les examiner.
II. M. Abbadie fait valoir le témoignage des Ariens tant anciens, comme Eusebe, un de leurs chefs, & Philostorge leur historien & leur avocat, que modernes, entre lesquels il met Grotius.
Le doyen de Killalow s’imagine que les Ariens avoient un intérêt capital à contester la vérité de la vision de Constantin. On pourroit répondre bien des choses à ce sujet.
1°. L’argument n’est rien moins que concluant : Dieu a promis à Constantin la victoire en lui montrant le signe de la croix au ciel : donc douze ans après, cet empereur n’a pu errer dans la foi. La vision n étoit pas destinée à lui assurer une foi inébranlable, mais la victoire sur ses ennemis.
2°. Quel rapport la croix de Christ a-t-elle à l’erreur des Ariens ? Comment sert-elle à les confondre ? Condamnoient-ils, ou rejettoient-ils la croix du Sauveur ? Est-ce que de ce que Jésus-Chist a été crucifié, ou a fait voir la croix à Constantin, il s’ensuit qu’il est consubstantiel (ὁμούσιος) au pere.
3°. Tant s’en faut que les Ariens aient regardé la vision de Constantin, comme défavorable à leur cause, qu’ils ont prétendu le contraire, en observant, comme le reconnoît M. Abbadie, que le signe céleste étoit tourné vers l’Orient, le centre de l’arianisme.
4°. M. Abbadie s’est trompé sur le témoignage de Grotius ; car ce savant étoit un de ceux qui ne croyoient point la vérité de l’apparition céleste à Constantin.
III. M. Abbadie allegue le silence de Zosime & de l’empereur Julien, qui, si le fait en question n’avoit pas été incontestable, n’auroit pas manqué de relever Eusebe, & de convaincre publiquement les chrétiens d’imposture. Mais pourquoi Zosime, historien payen, devoit-il relever Eusebe ? Est-ce que son but en écrivant son histoire, a été de réfuter en tout l’historien de l’Eglise ? D’ailleurs ce qu’Eusebe a écrit de la vision de Constantin, se trouve-t-il dans son histoire ecclésiastique ? Zosime auroit dû aussi réfuter sur ce pié-là, tout ce qui se trouve dans les autres panégyriques faits à l’honneur de Constantin.
Par quelle raison encore Julien devoit-il réfuter Eusebe ? il n’a pas écrit l’histoire, & on ne prouve pas qu’il ait lu le panégyrique qu’Eusebe a fait de Constantin ; supposé qu’il l’ait lu, il faudroit faire voir qu’il l’a pris pour une histoire, & non pour ce qu’il est véritablement un panégyrique. Julien n’a pas réfuté cette prétendue merveille, soit parce qu’elle lui étoit inconnue, soit parce qu’il n’a pas voulu s’en donner la peine, ou plutôt parce qu’il n’ajoutoit aucune foi à la vision, comme il paroît par le changement qu’il fit au labarum.
Si Julien avoit cru que cette enseigne militaire avoit été sur le modele d’un signe céleste, & qu’elle avoit servi à Constantin à remporter tant de victoires, pourquoi ce prince, qui étoit ambitieux & avide de gloire, n’auroit il pas conservé le labarum, dont la vertu avoit été tant de fois éprouvée ? Ne devoit-il pas craindre qu’en changeant un signe fait par ordre du ciel même, il n’éprouvât des disgraces, & ne fût vaincu par ses ennemis ?
IV. Le savant doyen soutient que la vérité du fait en question s’est conservée en divers monumens : tels sont les vers de Prudence qui ne parlent que du labarum.
L’arc de triomphe que le sénat fit élever à Constantin après sa victoire sur Maxence, dans l’inscription duquel il est parlé de l’inspiration de la Divinité, ce qui néanmoins s’explique bien plus naturellement d’un songe que d’une apparition vue de jour.
La statue de Constantin, dont l’inscription, composée par ce prince même, porte que par ce signe salutaire, il a délivré la ville du joug de la tyrannie. Mais ni dans les vers de Prudence, ni sur l’arc de triomphe, ni sur la statue, il n’est parlé du signe céleste vu de jour ; preuve évidente que dans ce tems-là, Constantin ne se vantoit de rien de semblable ; qu’il ne prétendoit que faire valoir une ruse, un songe réel ou fictif, d’après lequel il ordonna qu’on fît le labarum. Il y a plus : si aux yeux de toute son armée, Constantin a vu en plein jour un signe céleste accompagné de caracteres lumineux & lisibles, d’où vient n’a-t-il pas gravé en termes clairs & précis une telle merveille sur l’arc de triomphe, ou dans l’inscription de la statue ? Ce prince si pieux, si reconnoissant, auroit-il négligé de transmettre sur le marbre & sur l’airain à la postérité un prodige attesté par toute son armée ?
V. Un autre argument que M. Abbadie presse, & sur lequel il paroît faire beaucoup de fond, parce qu’il y revient sous différens tours, est pris des vertus & des victoires continuelles de Constantin, qui depuis ce tems-là ne perdit aucune bataille, & ne trouva point d’ennemis qui lui résistassent. Mais nous avons déjà répondu à tous les préjugés du doyen de Killalow sur la gloire de Constantin, son mérite & ses vertus.
Nous avons prouvé qu’il étoit de la politique de cet empereur de se conduire ainsi. Il fit ôter sur les drapeaux les lettres initiales qui désignoient le sénat & le peuple romain, & fit mettre à la place le monogramme de Jésus-Christ, parce qu’il portoit par ce moyen les derniers coups à l’autorité de la nation ; Maxence lui-même jugea à-propos pendant quelque tems d’employer un pareil artifice. Nous avons vu que Constantin rapportoit tout à son intérêt, & qu’il ne craignoit pas beaucoup de se parjurer. Nous avons vu aussi que malgré son monogramme & sa vision, la victoire lui fut fort disputée dans les deux batailles qu’il livra à Licinius son beau-frere, & qu’il eut deux fois du dessous en combattant les Byzantins ; enfin quand nous supposerions (ce dont nous ne convenons point) que Constantin ait toujours été victorieux après l’apparition du signe céleste, il ne s’ensuit point de-là, qu’il n’a pas inventé (pour encourager ses troupes, & pour se concilier l’affection des chrétiens) le songe où il prétend avoir vu cette merveille.
On peut citer nombre d’impostures qui ont été couronnées d’heureux succès ; celle de Jeanne d’Arc surnommée la pucelle d’Orléans, n’étoit pas inconnue à M. Abbadie.
Cependant il s’écrie avec indignation : « quoi nous devrions à la folie des fictions la ruine des idoles, & l’illumination des nations » ? Et nous lui répondons, 1°. qu’on ne lit nulle part que les peuples se soient convertis en consécration de cette apparition. Il est vrai que lorsque Constantin témoigna goûter le christianisme, nombre de personnes en firent profession, soit par conviction, soit pour plaire à l’empereur, ou entraînées par son exemple. Si le signe céleste a été vu de toute l’armée composée pour la plus grande partie de payens, d’où vient qu’un grand nombre des chefs & des soldats, sinon toute l’armée, n’ont pas embrassé la religion de Jésus-Christ ? 2°. Quand même un très-grand nombre de payens auroient en ce tems-là fait profession de l’Evangile, ce qui pourtant n’est rapporté nulle part, il ne seroit pas surprenant que leur conversion fût dûe à l’artifice.
VI. Enfin M. Abbadie se persuade que les prodiges qui rendirent inutiles les efforts de Julien pour le rétablissement du temple de Jérusalem, forment un témoignage confirmatif de l’apparition du signe céleste à Constantin.
Mais quand, pour abréger, nous accorderions au doyen de Killalow que les prodiges merveilleux qu’il a recueillis des historiens, sont réellement arrivés lorsque les Juifs entreprirent de rebâtir le temple, quelle liaison ont ces prodiges avec le signe dont Constantin s’est vanté ? De ce que le projet des Juifs favorisés par Alypius d’Antioche, ami de Julien, pour rétablir leur temple, a échoué, s’ensuit-il qu’il faut admettre la vérité de la vision du fils de Constance Chlore ? Ces deux choses n’ont aucun rapport ensemble ; Jesus-Christ a bien prédit la destruction entiere du temple de Jérusalem, mais non pas la vision de l’empereur Flav. Valer. Constantin.
Le p. de Grainville, après avoir défendu la vérité de la vision de Constantin par les témoignages des historiens ecclésiastiques, remarque que l’empereur raconta l’histoire de la vision en présence de plusieurs évêques, qu’aucun auteur ancien ni moderne ne s’est inscrit en faux contre cette vision, & que plusieurs inscriptions antiques & des panégyriques anciens en font mention ; mais il croit sur-tout trouver des preuves incontestables de ce fait dans les médailles antiques.
Comme nous avons discuté déja les témoignages des historiens, des panégyriques & du consentement général, nous nous bornerons ici à la preuve que le p. Grainville tire des médailles, & sur laquelle roule principalement sa dissertation. Nous observerons seulement que nous ne connoissons aucun historien qui ait dit, comme le prétend ce jésuite, que Constantin raconta l’histoire de la vision en présence de plusieurs évêques, parmi lesquels se trouvoit Eusebe ; mais supposé que quelque auteur ancien l’ait dit, comment concilieroit-on son récit avec celui d’Eusebe même, qui nous assure que Constantin raconta cette histoire à lui seul, après qu’il fut entré dans la familiarité de ce prince ?
Les médailles que rapporte le p. Grainville, sont destinées à prouver la vérité de ces trois choses, qui sont remarquables dans la vision : 1°. la croix qui apparut à Constantin : 2°. l’assurance qu’on lui donna qu’il seroit vainqueur : 3°. le labarum, ou l’enseigne qu’il eut ordre de faire avec le monogramme de Jesus-Christ. Tout cela est exprimé, selon ce jésuite, dans les médailles de Constantin & de sa famille, dont les unes sont dans les cabinets d’antiquaires, & les autres dans le livre du pere Banduri. Mais ces trois choses ne prouvent pas le point en question, que Constantin a vu en plein jour le signe de la croix avec cette inscription : vainquez par cela. Ces trois choses peuvent être vraies, en supposant que Constantin a eu une vision en songe. Il y a plus, elles ne prouvent point même que l’empereur ait vu cette merveille en songe, tout ce que l’on peut en inférer, c’est que Constantin a voulu faire croire que Dieu lui avoit envoyé un songe extraordinaire, dans lequel il avoit eu une pareille vision.
Nous avons démontré que Constantin étoit intéressé à inventer ce qui pouvoit inspirer de la terreur à ses ennemis, du courage à son armée, & lui concilier l’affection des chrétiens répandus dans l’empire. Nous avons fait voir aussi que le serment de cet empereur n’est pas d’un grand poids ; on sent donc aisément que les argumens tirés des médailles perdent toute leur force.
La premiere que cite le p. Grainville, est de petit bronze. On y voit le buste de Constantin couronné de pierreries, avec ces mots : Constantinus Max. Aug. au revers, gloria exercitus, deux figures militaires debout, tenant d’une main un bouclier appuyé contre terre, & de l’autre une pique, entr’eux deux une croix assez grande. Cette croix est, selon le p. Grainville, celle que Constantin avoit apperçue dans le ciel ; mais ne peut-ce pas être celle qu’il prétendoit avoir vue en songe ?
La seconde médaille aussi de petit bronze, représente le buste de Constantin couvert d’un casque, couronné de rayons, avec cette inscription : Imp. Constantinus Aug. au revers, Victoriæ loetæ Princ. Perp. Deux victoires debout, soutenant sur une espece d’autel, un bouclier, sur lequel est une croix. Cette croix est encore, selon le savant p. Grainville, celle que Constantin avoit vue de jour, & à laquelle il étoit redevable des victoires qu’il remporta sur Maxence. Mais ne peut-on pas répondre que cette croix est une preuve que Constantin vouloit répandre par-tout le bruit de son prétendu songe ? Ne pourroit-on pas conjecturer même que cette croix que désigne le nombre de X. marque les vœux décennaux ? Peut-être n’indique-t-elle que la valeur de la piece : ce qui pourtant n’est qu’une conjecture sur laquelle nous n’insistons pas, parce qu’on ne trouve point ce X. sur les médailles de cuivre.
Il n’y a rien dans la troisieme médaille qui mérite quelque attention, ni qui forme la moindre preuve.
La quatrieme encore de petit bronze, représente le buste de Constantin avec un voile sur la tête, & ces mots, Divo Constantino P. au revers, Æterna Pietas ; une figure militaire debout un casque sur la tête, s’appuyant de la main droite sur une pique, & tenant à la main gauche un globe, sur lequel est le monogramme de Jesus-Christ. Ici le p. Grainville fait diverses remarques qui ne concluent rien sur la question dont il s’agit ; il semble même qu’il se trompe en attribuant à Constantin la piété éternelle marquée sur la médaille ; c’est plutôt celle de ses fils qui honoroient la mémoire de leur pere par cette monnoie.
Nous ne nous étendrons pas davantage sur les médailles rapportées par le p. Grainville ; c’est assez de dire qu’il n’en est aucune qui prouve ce qu’il falloit prouver ; j’entends la réalité de la vision, ou la réalité même du songe.
La dissertation dont on vient de lire l’extrait, peut servir de modele dans toutes les discussions critiques de faits extraordinaires que rapportent les historiens. Ici la lumiere perce brillamment à-travers les nuages des préjugés ; il faut que tout cede à son éclat. (Le chevalier de JAUCOURT.) |
De JAUCOURT, Vision Céleste de Constantin, Encyclopédie, tome XVII, Neufchatel, 1765, p 348
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