Jacques Moreau douche les espoirs de sauver Eusèbe
Les historiens et les vrais chercheurs, ne sont, bien sûr, pas restés inactifs depuis Voltaire. Mais leurs travaux ne furent guère connus du grand public. Cet article de la Revue des études anciennes nous donne un aperçu des études faites sur Lactance et sur La vie de Constantin au milieu du XXe siècle. On ne s'étonnera pas de ce que le résultat soit assez différent de ce que prétendaient les divers prètres qui voulaient prouver le miracle.
(Nous avons groupé les références en bas de page, et les avons numéroté différemment.)
Nous n’avons pas voulu utiliser, dans cette note, la Vita Constantini attribuée à Eusèbe. Il est préférable, en effet, de ne pas faire appel, pour retracer les événements de 312, à un texte dont le moins qu’on puisse dire est qu’il est suspect, et très postérieur au témoignage de Lactance. Sans vouloir traiter ici de l’authenticité de cette œuvre, question qui mériterait d’être traitée d’ensemble, nous voudrions terminer par quelques remarques sur la formation de la légende de la « vision », telle qu’elle apparaît dans les textes postérieurs au de mortibus persecutorum.
On sait que la Vita ( 1 ) présente de l’adoption du chrisme par Constantin une version trés différente de celle de Lactance. Au cours de sa marche contre Rome, l’empereur aurait vu briller dans le ciel une croix, accompagnée de l'inscription τούτῳ νίκα. Inquiet, l'empereur aurait consulté son entourage et, la nuit suivante, le Christ lui serait apparu en songe pour l’inviter à reproduire le signe aperçu la veille et à l’utiliser comme talisman. Constantin aurait alors fait fabriquer par des orfèvres un précieux étendard qui n’est autre que le labarum ( 2 ). Bien que l’auteur de la Vita prétende tenir ce récit de la bouche même de Constantin — selon un procédé habituel à la Wundererzählung — il est difficile d’ajouter foi à ses dires.
La vision a été localisée par lui en Gaule, à la suite de la tradition rapportée par le Panégyriste de 310, et aussi parce qu’il importait de faire remonter le plus haut possible la conversion de l’empereur ( 3 ). D'autre part, la vision de la Vita concerne la croix, dont Lactance n’a pas connaissance, et aboutit à l’adoption du labarum, emblème qui n’a pas été utilisé avant les années 321-324 ( 4 )
Enfin, la tradition représentée par la Vita, qui combine des éléments empruntés à des sources diverses : songe venant de Lactance, vision diurne tirée du Panégyrique de 310, labarum connu depuis 321-324, formule τούτῳ νίκα probablement déduite de la dédicace de la statue romaine de Constantin( 5 ), n’est qu’une tradition parmi d’autres et ne peut, en aucune façon, être tenue pour la Vulgate de l’historiographie chrétienne.
Nous voyons, en effet, que Rufin, dans sa traduction de l’Histoire ecclésiastique, ignore complètement le récit de la Vita. Pour lui, la vision n’a pas eu lieu en plein jour ; seul Constantin a reçu la révélation du signe divin, qui n’a donc été aperçu par aucun soldat. Il n’y a pas eu appel de l’empereur à ses conseillers ni d'apparition subséquente du Christ : ce sont des anges qui lui ont dévoilé le sens de l’apparition dont il avait été favorisé ( 6 ).
Si grande était l'incertitude quant aux circonstances de la vision que Sozomène ( 7 ) donne du miracle deux versions différentes : l’une est celle de la Vita, l’autre celle de Rufin, d’ailleurs fabriquée, semble-t-il, à l’aide de deux passages de Lactance ( 8 )
D'autre part, les auteurs postérieurs n’ont pas toujours adopté, sur l’origine du labarum, la tradition de la Vita. Ainsi, Philostorge place la vision en pleine nuit, à la veille de la bataille du Pont Milvius, et non en Gaule, au début d’un après-midi, comme l’a prétendu l’auteur de la Vita ( 9 ). Des textes tardifs, remontant visiblement à des archétypes très divers, localisent la vision non plus en Gaule ou en Italie, mais dans les Balkans, à l’occasion de campagnes contre les Barbares, sur le Danube ( 10 ), en Thrace ( 11 ), ou encore en Péonie, cette fois lors de la guerre contre Licinius ( 12 ).
D’autres circonstances de la vision varient selon les versions ( 13 ). Il en résulte que la Vita n’a pas joui, dans les décades qui ont suivi sa divulgation, d’une autorité incontestée et que même les auteurs chrétiens n’ont pas ajouté foi à ses dires. Les écrivains ecclésiastiques, jusques et y compris saint Augustin, gardent sur elle le silence le plus complet ( 14 ). La question se pose de savoir pourquoi. La Vita n’a-t-elle été composée qu’à la fin du IVe siècle, ou bien a-t-on fait sur une œuvre rédigée peu de temps après la mort de Constantin la conspiration du silence, a-t-on mis sous le boisseau une œuvre qui avait cessé de répondre aux besoins de la propagande chrétienne et impériale?
C’est la première hypothèse que M. Grégoire défend dans un article brillant ( 15 ), dont les conclusions ont été combattues, mais non réfutées d'ensemble ( 16 ).
Il est possible, toutefois, que la Vita, « synthèse, défiant toute chronologie, de l’expérience religieuse de Constantin », ait existé dès le début du règne de Constance II. Il est possible également que le souci, déjà signalé par J. Bidez, de glorifier le premier empereur vraiment chrétien, ait été peu favorable à la diffusion de l’œuvre. Plus tard, à l’époque théodosienne, la Vita, œuvre de l’école d’Eusèbe, aurait été mise à l’honneur, parce que Constance II était devenu persona non grata à cause de son arianisme. Nous ne voulons pas entrer, sur ce point, dans le détail d’une démonstration que M. Paul Orgels fournira bientôt ( 17 )
Un des principaux arguments des adversaires de l’authenticité eusébienne, à savoir qu’une lettre de Cyrille de Jérusalem à Constance ( 18 ) prouverait la non-existence, en 351, de la Vita Constantini, ne résiste pas, ce semble, à la pénétrante analyse que M. J. Vogt a donnée de cette lettre, datée par lui de 353 ( 19 ) Il est probable que Cyrille a connu une version de la Vita proche de celle que nous possédons, mais qu'il l’a délibérément passée sous silence pour plaire à Constance. Il n’est donc pas sûr, même si la rédaction actuelle de la Vita n’est pas l’état primitif du texte, que le récit de la vision de Constantin n'ait pas été connu vers la fin du règne de cet empereur ; le discours des Tricennalia, prononcé en 335 et remanié dans la suite, semble bien, en tout cas, y faire allusion ( 20 ).
Quoi qu’il en soit, le récit de la Vita reste extrêmement suspect et ne saurait être utilisé avec la même confiance que le texte de Lactance. Sans doute l’auteur du De mortibus nous donne-t-il des événements une version déjà « arrangée ». Il n’en reste pas moins que Lactance est, chronologiquement, beaucoup trop proche de 312 pour représenter un état de la légende déjà complètement cristallisé sous une forme par trop éloignée de la réalité historique.
J. MOREAU.
Saarbrücken.
NOTE ADDITIONNELLE
Pendant la correction des épreuves, nous avons reçu deux importantes études consacrées à la question qui nous occupe. La première est un long mémoire de M. Pio Franchi de Cavalieri, intitulé Constantiniana (Studi e Testi, 171, Cité du Vatican, 1953). Il s’agit d’un ouvrage d’une prodigieuse érudition, qui restera certainement, pendant de longues années, le bréviaire des études constantiniennes, notamment à cause du trésor d'informations renfermé dans les notes. M. Pio Franchi de” Ca-
valieri défend, contre M. Grégoire, la thèse de la conversion réelle de Constantin en 312 et prend parti en faveur de l’authenticité eusébienne pure et simple de la Vita. Ne pouvant analyser en détail cette véritable somme constantinienne, nous nous permettons de renvoyer le lecteur au compte rendu que nous donnerons dans un prochain fascicule de la Byzantinische Zeitschrift. Cf. aussi la critique de M. Henri Grégoire, dans le Bulletin de l’Académie royale de Belgique, Classe des Lettres,
1953, p. 466-483, et l’article de M. P. Orgels, À propos des erreurs historiques de la « Vita Constantini » attribuée à Eusèbe, Mélanges H. Grégoire, t. IV, Bruxelles, 1953, p. 575-611. Il suffira d’indiquer ici, sur un point précis, notre désaccord avec le savant auteur des Constantiniana. Interprétant les mots transuersus et circumflexo capite de Lactance, M. Pio Franchi voit dans le signe du de mortibus la croix monogrammatique. Or, un texte négligé par lui, le de monogrammate de saint Jérôme, publié par dom Germain Morin (Revue bénédictine, XX, 1903, p. 226-237), fournit du monogramme classique X une description précise, accompagnée d’un dessin ; les termes étudiés par M. Pio Franchi s’y retrouvent dans le même ordre que chez Lactance : Il n’y a donc plus lieu d’hésiter sur leur sens. Le second article, moins étendu, mais non moins intéressant, est dû à M. Étienne Delaruelle : La conversion de Constantin. État de la question (Bulletin de Littérature ecclésiastique, 1953, p. 37-54 et 84-100). L'auteur, à qui l’on pourrait reprocher peut-être une excessive indulgence pour les théories « celtiques » de Gaidoz et de M. J. J. Hatt, conclut que la « grande vision » diurne de la Vita Constantini est une interpolation postérieure au milieu du IVe siècle.
1) I, 27-30.
2) Ce nom ne figure pas dans le texte de la Vita, mais dans les sommaires qui précédent le livre I et représentent des additions postérieures.
3) Le récit de la Vita place la vision au début des préparatifs de guerre de Constantin, sans préciser qu’elle s’est produite en Gaule. Mais on ne peut guére admettre d’autre possibilité.
La tentative de l’astronome F. Heiland, Die astronomische Deutung der Vision Konstantins, Sondervortrag im Zeiss-Planetarium, Jena, 1948, d’interpréter par l’astronomie la vision de Constantin nous parait avoir échoué. Selon ce savant, le chrisme aurait été tracé dans le ciel italien, vers le 28 octobre 312, par le groupement de plusieurs planétes, dont Saturne, Mars et Jupiter, alors réunies dans le signe zodiacal du Capricorne. Une vérification des calculs de M. Heiland, entreprise 4 la demande de M. Gagé par les astronomes de l’Observatoire de Strasbourg, a précisé que le rapprochement de ces astres ne paraissait pas avoir pu former une figure fort nette et que, d’ailleurs, c’est entre le 10 et le 15 octobre 312, et non le 28, que ces planétes étaient visibles dans le Capricorne (J. Gagé, Le « signum » astrologique de Constantin, p. 194-195).
La localisation de M. Gagé (Ibid., p. 207 sqq.) : Hispellum, entre le 10 et le 15 octobre, nous semble bien un peu hasardeuse et s’appuie sans doute trop exclusivement sur le récit de Philostorge.
4) Cf. supra, p. 310.
5) H. Grégoire, Byzantion, VII, 1932, p. 647.
6) Hist. Eccl., IX, 9, 1. Rufin parait bien étre la source de Gélase, Hist. Eccl., p. 10-12, éd. Loeschke-Heinemann. Cf. P. Peeters, Les débuts du christianisme en Géorgie, Analecta Bollandiana, L, 1932, p. 5-58; F. Diekamp, Analecta Patristica, Orientalia Christiana Analecta, 17, Diss. IV, p. 16-49, Rome, 1938; P. van den Ven, Encore le Rufin grec, Le Museon, LIX, 1-4, 1946 = Mélanges L.-Th. Lefort, p. 281-294. Le principal adversaire de la thése de l’originalité de Rufin est A. Glas, Die Kirchengeschichte des Gelasios von Katsarea, die Vorlage fur die beiden letzten Biicher der KG Rufins, Byzantinisches Archiv, 6.
7) I, 3.
8) H. Grégoire, La vision de Constantin « liquidée », p. 346, n. 2.
9) J. Bidez, Fragments nouveaux de Philostorge, Byzantion, X, 1935, p. 410 sqq.
10) Οπτασια Κωνσταντινου τού Μεγαλου Βασιλέως apud J. B. Aufhauser, Konstantins Kreuzesvision, Bonn, 1912, IV, p. 19.
11) Σύνοψις χρονική, dans Sathas, Μεσαιωνική βιβλιοθήκη , VII, p. 44.
12) Εκλογαι Ιστοριών, dans J. A. Cramer, Anecdota Graeca, II, Oxford, 1839, p- 294. Il s’agit de la première campagne contre Licinius, mélée à des souvenirs confus de la seconde.
13) Saignement de nez de Constantin, révélant le signe : Vita Constantini du Codex Angelicus publié par G. Opitz, Byzantion, 1X, 1934, p. 545 ; Michel Glykas, p. 460 Bonn, Synopsis Chronikè de Sathas. Cf. Y. de Rüijck, Le saignement de nez de Constantin, Byzantion, IX, 1935, p. 211-213.
Combinaison d’une apparition diurne de la croix et d’une vision stellaire : Bidez, o. l., p- 400-411 ; Zonar., XIII, 1, 10.
14) H. Schrôrs, Die Bekehrung Konstantins des Grossen in der Ueberlieferung, Zeitschr. für kathol. Theol., XL, 1916, p. 238-257.
15) Eusèbe n'est pas l'auteur de la « Vita Constantini » sous sa forme actuelle et Constantin ne s'est pas converti en 312, Byzantion, XIII, 1938, p. 561-583.
16) A. Pigamol, L'état actuel de la question constantinienne, Historia, 1, 1950, p. 82-84.
17) On verra, quand aura paru cette monographie, tout ce que le présent travail doit à l’obligeante érudition de M. Orgels.
18) Migne, P. G., XXIII, p. 1175-1176. Cf. Gibbon, Decline and Fall, éd. J.-B. Bury, II, p. 380, n. 89.
19) Berichte über Kreuzeserscheinungen aus dem 4. Jahrhundert n. Chr., Mélanges H. Grégoire, 1, Bruxelles, 1949, p. 593-606. La formule Hoc Signo Victor Eris des monnaies de Vétranion (350) pourrait bien n'être que l'illustration d’une légende dont l'origine doit remonter à la statue de Constantin au signe de victoire (H. Grégoire, Byzantion, VII, 1932, p. 647). Elle ne suppose pas nécessairement l'existence de la Vita sous sa forme actuelle, mais simplement celle d’une tradition que Constance II s’efforçait de faire oublier et que son rival mettait naturellement à l’honneur.
20) Τριακονταετηρικος, 6, 21, p. 212 Heikel. Les foedissimi errores de la Vita signalées par Valesius restent, toutefois, inexplicables. Peut-être l’étude des procédés de composition d’Eusèbe nous apportera-t-elle des éléments de solution. Cf. A. Piganiol, Sur quelques passages de la « Vita Constantini », Mélanges H. Grégoire, II, Bruxelles, 1950, p. 513-518. Il est, d’autre part, très possible que le Τριακονταετηρικος ait subi des remaniements et des interpolations inspirées sinon de la Vita, du moins de sa « Vorlage ».
G. Downey, The Builder of the original Church of the Apostles at Constantinople, À Contribution to the Criticism of the « Vita Constantini » attributed to Eusebius, Dumbarton Oaks Papers, 6, 1951, p. 53-80, apporte des preuves nouvelles, à notre sens décisives, du caractère tardif et apocryphe de la Vita sous sa forme actuelle, tandis que E. Wistrand, Konstantins Kirche am Heiligen Grab in Jerusalem nach den üliesten literarischen Zeugnissen, Acta Universitatis Gotoburgensis, LVIII, 1952, croit pouvoir tirer de la description de l’église du Saint-Sépulcre la preuve d’une date constantinienne pour la Vita.
Cf., cependant, la critique très mesurée et pénétrante de Downey par J. Vogt, Der Erbauer der Apostelkirche in Konstantinopel, Hermes, LXXXI, 1953, p. 111-117.
Dans un article paru en 1952, M. P. Petit, Libanios et la « Vita Constantini », Historia, 1, 1950, p. 562-582, tente de démontrer que Libanius a utilisé, pour la préparation de son Basilikos, prononcé en 348 ou 349, une version de la Vita rédigée vers 340 et destinée à influencer la politique de Constance II. Ce noyau primitif aurait été remanié sous Théodose pour donner la version que nous connaissons. M. Petit ne nous a pas convaincu que Libanius ait eu connaissance d’une autre source eusébienne que l'Histoire ecclésiastique. Il ne tient pas compte des intermédiaires possibles, alors que nous savons, par exemple, que Praxagoras avait utilisé cette dernière œuvre pour le récit de la bataille du Pont Milvius. Cf. notre commentaire à De mort. persec., XLVI.
On a cru pouvoir tirer argument, en faveur de l'authenticité de la Vita, d’un fragment de la Lettre aux Provinciaux de Palestine (Vita, 11, 24-42) retrouvé sur un papyrus dont le verso contient une pétition datée de 319-320 (P. Lond. 878, publié par T. C. Skeat, Britain and the Papyri, Aus Antike und Orient, Festschrift W. Schubart, Leipzig, 1950, p. 126-132. Le texte a été identifié dans la suite par A. H. M. Jones). Mais les documents de la Vita peuvent très bien être authentiques sans que l’œuvre le soit pour autant, et la lettre dont il s’agit est conservée, en appendice au livre X, par trois des meilleurs manuscrits de l'Histoire ecclésiastique.
Jacques Moreau, Sur la vision de Constantin, Revue des études anciennes, Tome 55, 1953, n°3-4. pp. 328-333;
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Consternation! Les Thuriféraires de la vision voulaient nous persuader que Constantin était avec toute son armée, qu'il n'avait pas pu nous tromper, et qu'Eusèbe de Césarée était un historien exemplaire. Et voila qu'on nous démontre que La vie de Constantin, qu'on lui attribue, est peut être apocryphe, au mieux, qu'elle a été remaniée. À quoi ça sert d'avoir tenté de démontrer qu'Eusèbe était honnète, si c'est pour apprendre que son oeuvre a été trafiquée par derrière lui?.
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