1869. L'abbé Pierre Chevallard comprend bien Agobard


  La superstition des prétendus jugements de Dieu n’est pas la seule qui alluma le zèle de saint Agohard: le petit écrit dont nous allons nous occuper, et qui a pour titre De la Grêle et des Tonnerres, va nous le montrer s‘efforçant de dissiper des crédulités si insensées qu’à peine semble-t-il possible que jamais personne les ait prises au sérieux. Et, ce qu’il y a d’étrange, ce qui prouve l'épaisseur des ténèbres dans lesquelles vivait alors plongée la masse des esprits, c'est qu’il signale et réfute une aberration pour ainsi dire universelle autour de lui. Cette aberration est-elle si éloignée de nous qu’au premier abord on serait tenté de le croire? Ceux qui savent ce qu’il y a, même aujourd’hui, d’opinions erronées et puériles dans certaines couches de nos populations, ne s’étonneront pas beaucoup de ce que raconte l’archevêque de Lyon; peut-ètre même pourraient-ils indiquer quelque part des gens du dix-neuvième siècle qui possèdent presque intact l'héritage des croyances extravagantes du neuvième. - Voici de quoi il s’agit; nous n’avons qu’à traduire:
  « Dans nos contrées, dit saint Agobard, presque tout le monde, nobles et plébéiens, citadins et campagnards, vieillards et jeunes gens, pense que les grêles et les tonnerres peuvent être produits au gré de certains hommes. Ils disent, dès qu’ils entendent tonner ou qu'ils voient des éclairs: c’est le vent lévatice, aura levatitia est. Si on leur demande ce que c’est que le vent lévatice, les uns avec une certaine honte, car il y a une voix de leur conscience qui réclame, les autres avec une pleine confiance, comme c’est la coutume des plus ignorants, avouent que ce sont les enchantements de certains hommes, appelés Tempestaires (Tempestarii), qui font lever ce vent, et que c'est de là qu'on lui donne ce nom de lévatice... Nous avons vu et nous avons fait causer une multitude de personnes, qui en sont arrivées à ce degré de sottise et de démence, de croire et de dire qu’il y a un pays qui se nomme la Magonie, (pays des Magiciens), d’où il vient sur les nuages des vaisseaux avec lesquels se transportent dans ce même pays les récoltes qui tombent et périssent par les orages, à la condition que ces nautonniers de l'air payent bel et bien aux tempestaires les blés et les autres denrées qu’ils en reçoivent. Un jour nous avons vu nous-même plusieurs de ces insensés, capables de se persuader de telles folies, amener au milieu d’un rassemblement considérable quatre individus enchaînés, dont trois hommes et une femme, et soutenir qu’ils étaient descendus d’un navire de cette espèce. Ils les avaient, disaient-ils, arrêtés sur le champ, puis retenus en prison quelques jours, et maintenant ils les traduisaient devant nous pour qu’ils fussent lapidés. - Ce ne fut qu’après un long débat que je parvins à faire triompher la vérité et que ces imposteurs se virent confondus comme des larrons surpris dans leur méfait... Ces folies ont pris tant d’empire que dans presque tous les endroits il y a des hommes misérables qui disent, non pas, à la vérité, savoir envoyer des tempêtes, mais savoir le moyen de mettre les habitants à l’abri des tempêtes. C’est pourquoi-ils ont marqué à chacun de ces habitants la quantité de fruits et de récoltes qu’ils doivent recevoir pour les préserver, et ils appellent cela leur portion canonique. Des gens qui ne donnent jamais la dixième partie de ce qu’ils recueillent à l’Église, qui ne font aucune aumône ni aux veuves, ni aux orphelins, ni aux indigents, malgré qu'on leur prêche ce devoir et qu’on les exhorte de toutes les manières à le remplir, ces gens-là payent volontiers, sans que personne les prêche et les excite, la portion canonique à ces prétendus défenseurs par qui, selon ce qu’ils croient, ils sont mis en sûreté contre tout orage. Ils ont une telle confiance dans cette protection que sur elle ils font reposer, on dirait, tout l’espoir de leur vie. »
  Nous ne nous arrêterons pas à reproduire les nombreux arguments que saint Agobard oppose à de telles absurdités. Ces arguments sont tirés en général des divines Écritures; ils ont pour but de montrer que Dieu s’est réservé à lui seul le gouvernement des grands phénomènes de la nature et que l’homme par lui-même, par sa propre puissance, n’y saurait prétendre : « L’arc-en-ciel qui apparaît tout à coup et qui réjouit, les lueurs de l’éclair qui épouvantent, la neige qui se hâte, les nues qui passent d’un vol rapide, les vents qui se déchaînent, se combattent et se calment, la terre qui est ébranlée, la congélation de l’eau formant la grêle dans les nuages, solidifiant la pluie sur la terre et enchaînant les fleuves, la végétation que le froid suspend et desséche, les souffles du midi qui viennent fondre les glaces et ranimer la vie, toutes ces choses et mille autres ne sont pas au pouvoir de l’homme, et quiconque se vante de commander à ces agents mystérieux, ne le relevant que du Créateur, est un imposteur, parce qu’il trompe ses semblables, est un impie parce qu’il se glorifie sacrilégement d’usurper le rôle de Dieu. Ceux qui les croient se rendent coupables d’une infidélité toute païenne, car ils attribuent des pouvoirs divins à de faibles créatures, ils cessent de regarder Dieu comme l’unique Seigneur tout-puissant, en qui doivent être placées toutes nos espérances et toutes nos craintes. Si dans les saints Livres on voit des hommes, Moïse, Josué, Samuël, Élie, commander aux agents naturels, ce n’est que par la prière adressée à Dieu, prière qui attirait une intervention directe de Dieu lui-même en faveur de la justice et de la vérité. Qui oserait comparer les tempestaires aux saints et aux prophètes, par le ministère desquels Dieu a opéré des miracles? Qui serait assez simple pour croire que Dieu confie sa puissance à des hommes méchants et pervers qui n‘aiment que le mal et qui ne cherchent que leurs intérêts? »
  Un des passages les plus éloquents de cet écrit de notre prélat est celui où, après avo1r rapporté le sublime dialogue entre Dieu et Job, il s’écrie: « Comment! Dieu interroge son fidèle serviteur, lui demandant s’il sait où sont les trésors de la grêle, s’il sait qui a donné leur course aux torrents qui se précipitent, qui a tracé son chemin à la foudre qui retentit: Job ne peut qu'admirer en silence! Et voici qu’on nous parle des tempestaires, qu’on nous montre de pauvres mortels, chétifs, étrangers à toute sainteté, à toute justice, à toute sagesse, nus de foi et de science, odieux à leurs frères, et c’est par eux, à ce que l'on ose soutenir, que les pluies véhémentes descendent du ciel, que les tonnerres éclatent avec fracas, que les vents lévatices se forment! » Mais saint Agobard ne se borne pas à prouver ainsi par les Saintes Écritures que les redoutables tempestaires n’ont aucun pouvoir ni naturel ni surnaturel sur les grands phénomènes météorologiques; il a recours aussi à des raisonnements de simple bon sens, susceptibles d’être compris par les esprits les moins élevés: « En effet, dit-il, si des hommes pouvaient envoyer la grêle, ils pourraient envoyer également la pluie, car jamais la grêle ne tombe sans que plus ou moins il pleuve: quelle ressource dans les temps de sécheresse et quelle récompense ils pourraient par là obtenir! Ils pourraient aussi se venger de leurs ennemis, non-seulement en détruisant les récoltes de ceux-ci, mais en leur enlevant facilement la vie. Pour cela, quand les tempestaires verraient leurs ennemis dans un chemin ou dans un champ, ils n’auraient qu’à ramasser au-dessus d’eux toute la grêle et a les en écraser d’un seul coup. Car il en est qui nous disent connaître certains tempestaires, capables de réunir toute la grêle qui tomberait dispersée sur une vaste surface, et de la précipiter accumulée dans un seul endroit, comme dans le lit d’un fleuve, ou sur un terrain planté de broussailles stériles, ou même sur un cuvier sous lequel on serait à l’abri. J’ai entendu souvent des personnes m’assurer que cela était arrivé en tel ou tel lieu: mais je n’ai jamais rencontré quelqu’un qui m’ait attesté jusqu’au bout avoir vu la merveille lui-même. Quand on m’a parlé de quelqu’un qui affirmait l’avoir vue, je n’ai rien omis pour pouvoir m’entretenir avec lui, et souvent j’y suis parvenu. Mais dans notre entretien, après avoir essayé de me soutenir qu’il avait été témoin du fait rapporté, quand je l’avais retourné, conjuré, menacé de la colère divine s’il mentait, il a toujours fini par être obligé de restreindre de beaucoup son affirmation, car alors il se contentait de me certifier que le fait en question était vrai, et il m’indiquait les personnes, le temps, le lieu, confessant toutefois qu’il n’avait pas été présent quand Cela était arrivé. »
Cette dernière observation de saint Agobard est d’un jugement on ne peut plus exquis et plus pratique. C’est la nature humaine prise sur le fait, et c’est bien encore ainsi qu’il faut procéder aujourd’hui, quand il se raconte quelques-uns de ces traits prodigieux comme la foule crédule les aime et les adopte: rien de si certain que l’événement, mais cherchez à parler au témoin oculaire, ou vous ne le trouvez jamais, ou si quelqu’un se prétend tel, il ne tarde pas d’avouer, pour peu que vous alliez au fond de son dire, que lui-même n’était pas sur les lieux, quoiqu’il sache d’une façon très-positive que l’événement est parfaitement véritable. C’est l’éternelle histoire de toutes les absurdes merveilles d'origine populaire: ordinairement une imposture intéressée ou vaniteuse les invente, une imagination impressionnable les admet, les embellit et les propage, le contrôle de la raison peut difficilement les atteindre, et c’est ainsi qu’elles font leur chemin. Nous l’avons déjà insinué, nous ne regardons pas comme mortes, à l’heure qu’il est, les ridicules croyances qui régnaient au neuvième siècle dans la province de Lyon, de même qu’en beaucoup d’autres endroits, car partout les canons des conciles nous signalent la présence des tempestaires (36). - Parmi les vignerons du Beaujolais, comme parmi les montagnards du Forez, on parle toujours de sorciers qui font tonner, qui font grèler, quand ils le veulent et sur qui ils veulent. Un jour toute une paroisse est en émoi: on a vu le vieux curé, tricorne en tête, planant dans les nuages au milieu d’une effroyable tempête, la poussant ici ou là, selon qu’il veut épargner ou punir. (Historique). Il est vrai que tous les curés n’ont pas la même puissance, car suivant l’expression usitée, ils ne sont pas également bons pour la grêle. Ces croyances amènent des aventures qui parfois tournent au tragique. Une bande de savants s’en va faire sur le plateau de Pierre-sur-Haute une excursion de botanique et de minéralogie, au mois de juillet, et avec des instruments scientifiques traverse un village assis au flanc de la montagne. Dans la soirée un orage éclate tout à coup et ravage le pays: les paysans savent où sont les scélérats qui ont déchaîné le fléau; ils s’arment de bâtons, de pioches et de fourches, et, furieux, ils les attendent à leur retour. Heureusement que les savants descendirent par une autre route. Quelle différence y a-t-il entre ces faits et ceux que rapporte saint Agobard?


Note 36 - Page 78

  Il y a un capitulaire de Charlemagne ainsi conçu:
  « Præcipimus ut caucolatores, et incantatores, et tempestarii, vel obligatores non fiant, et ubicunlque sunt, emendentur vel damnentur. »
  Un autre capitulaire porte:
  « De incantationibus, auguriis, vel divinationibus et de his qui tempestates vel alia malificia faciunt, placuit sancto concilio ut ubicumque deprehensi fuerint, videat archipresbyter dioecesis illius ut diligentissime examinatione constringantur, si forte confiteantur malorum quae gesserunt. Sed tali moderatione fiat eadem districtio, ne vitam perdant, sed ut salventur in carcere afflicti, usque dum Deo inspirante spondeant emendationem peccatorum. »
  L'archevêque de Tours, Hérard, au chapitre troisième de ses capitulaires s'exprime ainsi:
  « De malificis, de incantatoribus, divinis, sortilegis, somniariis, tempestuariis et brevibus pro frigoribus et de mulieribus veneficis, et quae diversa fingunt portenta, ut prohibeantur et publicae penitentiae multentur. »
  Hérard promulga son recueil de statuts disciplinaire en 858.


SOURCE: P. Chevallard, SAINT AGOBARD, ARCHEVÊQUE DE LYON, Lyon, P.N.Josserand, 1869, p. 73-79.

Remarques:

Comme beaucoup d'autres, l'auteur simplifie le titre du libre d'Agobard, qui s'appelle en réalité Contra insulsam vulgi opinionem de grandine et tonitruis, et dans lequel c'est insulsam vulgi opinionem qui est important. En effet, Agobard ne traite guère de la grêle, elle même, mais surtout des sottes croyances à son sujet.

La traduction des divers passages d'Agobard est un peu libre, y compris sur le passage des quatre prisonniers, mais rend bien l'idée générale. L'auteur est bien en phase avec Agobard sur le thème de la superstition populaire, au point qu'il en rajoute quelques exemples. C'est pour cela qu'il n'a aucun mal à admettre "des crédulités si insensées qu’à peine semble-t-il possible que jamais personne les ait prises au sérieux". On est loin d'un Pierre Le Loyer, accusant Agobard d'avoir inventé ces croyances en refusant d'admettre "que les hommes de son temps ayent été tant crédules & stupides". .

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