1670 Montfaucon de Villars parodie les Kabbalistes

Nous avons respecté l'orthographe de cette édition, qui reprend dès l'année suivante l'édition princeps de Claude Barbin. Cette édition, pas plus que la première ne porte le nom de l'auteur, qui ne fut découvert qu'ensuite.

LE COMTE DE GABALIS


CINQVIEME
ENTRETIEN
SUR
LES SCIENCES
SECRETES

...
Le fameux Cabaliste Zedechias se mit dans l'esprit , sous le règne de vôtre Pépin , de convaincre le monde que les elemens sont habitez par tous ces peuples dont je vous ay décrit la nature. L'expedient dont il s'avisa fut de conseiller aux Sylphes de se montrer en l'air à tout le monde ; ils le firent avec magnificence ; On voyoit dans les airs ces creatures admirables en forme humaine , tantôt rangées en bataille , marchant en bon ordre, ou se tenant sous les armes, ou campées sous des pavillons superbes ; tantôt sur des navires aëriens d'une structure admirable dont la flotte volante voguoit au gré des zéphirs.
Note: C'est la description embellie de ce que le peuple voyait dans une aurore boréale. Montfaucon de Villars s'est peut-être inspiré des aurores de 1615 et 1621, où l'on avait cru voir des pavillons, des armes et des soldats célestes. Collin de Plancy, qui n'a pas compris que ce livre n'est qu'une fiction, va reconnaitre dans ce passage une aurore boréale qu'il s'imagine avoir vraiment eu lieu.
Qu'arriva-t-il ? Pensez-vous que ce siecle ignorant s'avisast de raisonner sur la nature de ces spectacles merveilleux ? Le peuple crût d'abord que c'estoit des sorciers qui s'étoient emparez de l'air pour y exciter des orages, & pour faire gresler sur les moissons. Les scavans Théologiens & Iurisconsultes furent bientost de l'avis du peuple : les Empereurs le crurent aussi; & cette ridicule chimere alla si avant, que le sage Charlemagne & aprés lui, Loüis-le-Débonnaire, imposerent de griéves peines à tous ces pretendus Tyrans de l'air. Voyez cela dans le premier chapitre des Capitulaires de ces deux Empereurs.
Note: Les capitulaires ne contiennent aucune peine à l'encontre de sorciers volants dans les airs, mais simplement contre ceux qui exciteraient les orages (les tempestarii).
    Les sylphes voyant le Peuple, les Pedans, & les Testes couronnées même se gendarmer ainsi contr'eux, resolurent pour faire perdre cette mauvaise opinion qu'on avoit de leur flotte innocente, d'enlever des hommes de toutes parts, de leur faire voir leurs belles femmes, leur republique & leur gouvernement, & puis les remettre à terre en divers endroits du monde. Ils le firent comme ils l'avoient projetté. Le peuple qui voyoit descendre ces hommes, y accouroit de toutes parts, & prevenu que c'étoit des Sorciers qui se détachoient de leurs compagnons pour venir jetter des venins sur les fruits & dans les fontaines; suivant la fureur qu'inspirent de telles imaginations, entraînoit ces innocens au supplice. Il est incroyable quel grand nombre il en fit perir par l'eau & par le feu dans tout ce Royaume
Note: Ce massacre est manifestement inspiré de celui qu'Agobard décrit à propos de l'épizootie bovine de l'an 810. Mais lui n'affirme pas qu'un grand nombre de gens furent massacrés, mais qu'il entendit dire que beaucoup de gens furent arrétés, et que quelques uns furent massacrés. Ce "nombre incroyable" va cependant être repris par les différents auteurs qui vont croire à la fiction de Montfaucon de Villars.

    Il arriva qu'un jour entr'autres, on vit à Lyon descendre de ces Navires aëriens trois hommes & une femme;
Note: Il est évident que la source est ici, le livre d'Agobard. Mais celui ci disait bien qu'on avait seulement prétendu que ces quatre personnes étaient tombées (et non descendus) de ces navires, et que ceux qui l'avaient prétendu furent confondus.
toute la Ville s'assemble alentour, crie qu'ils sont Magiciens, & que Grimoald, Duc de Bennevent ennemy de Charlemagne, les envoye pour perdre les moissons des François.
Note: Ici Montfaucon de Villars, mélange allègrement l'incident de Lyon, et les conséquences de l'épizootie bovine de 810.

Les quatre innocens ont beau dire pour leur justification qu'ils sont du païs mesme, qu'ils ont esté enlevez depuis peu par des hommes miraculeux, qui leur ont fait voir des merveilles inoüies, & les ont priez d'en faire le récit. Le peuple entesté n'écoute point leur défense; & il alloit les jetter dans le feu; quand le bon-homme Agobard, Evesque de Lyon, qui avoit acquis beaucoup d'authorité étant Moyne dans cette Ville, accourut au bruit, & ayant ouï l'accusation du peuple et la défense des accusés, prononça gravement que l'une et l'autre étoient fausses. Qu'il n'estoit pas vray que ces hommes fussent descendus de l'air, & que ce qu'ils disoient y avoir veu estoit impossible.
Note: Montfaucon de Villars évoque le bûcher, alors qu'Agobard disait que les quatre prisonniers étaient menacés de lapidation. Surtout, Agobard n'a jamais été moine, et c'est après une discussion serrée avec ceux qui les avaient capturés qu'il put démontrer que ceux ci avaient menti, et non en arguant de l'impossibilité théorique de fait.
    Le peuple crût plus à ce que disoit son bon pere Agobard qu'à ses propres yeux, s'appaisa, donna la liberté aux quatre Ambassadeurs des Sylphes, & reçeut avec admiration le Livre qu'Agobard écrivit pour confirmer la sentence qu'il avoit donnée; ainsi le témoignage de ces quatre témoins fut rendu vain.
Note: Il est assez étonnant que les gens aient pu croire leur évêque plus que leurs propres yeux. Quant au livre d'Agobard, il n'était pas destiné au peuple mais au clergé, et fut si peu connu que c'est par un hasard providentiel qu'il put être retrouvé.
    Cependant comme ils échapere au supplice, ils furent libres de raconter ce qu’ils avoient veu, ce qui ne fut pas tout à fait sans fruit ; car s’il vous en souvient bien, le siecle de Charlemagne fut fecond en hommes heroiques; ce qui marque que la femme qui avoit esté chez les Sylphes, trouva creance parmy les Dames de ce temps-là, et que par la grace de Dieu beaucoup de Sylphes s’immortaliserent.
Note: Ainsi, la preuve de ce que les quatre prisonniers racontèrent leur expérience, est qu'il eut beaucoup d'hommes héroïques du temps de Charlemagne. Heu....
Plusieurs Sylphides aussi devinrent immortelles par le recit que ces trois hommes firent de leur beauté; ce qui obligea les gens de ce temps-là de s’appliquer un peu à la Philosophie; et de là sont venuës toutes ces Histoires des Fées que vous trouvez dans les legendes amoureuses du siecle de Charlemagne et des suivans. Toutes ces Fées pretenduës n'étoient que Sylphides & Nymphes.


SOURCE: Le comte de Gabalis, ou entretiens sur les sciences secrètes , sur la coppie imprimée A PARIS, chez Claude Barbin, 1671, p 137-141

Remarques:

L'extravagance de ce récit, et la structure du livre, Une initiation en cinq entretiens, par un "Comte de Gabalis", dont personne n'a entendu parler , et mort fort opportunément, laisse déja deviner qu'il s'agit d'une fiction

La Lettre à Monseigneur, en postface, ne laisse aucun doute:
...il avait jugé plus a propos de tourner ce ridicule contre le Seigneur Comte de Gabalis. la-Cabale (dit-il) est du nombre de ces chimères, qu'on autorise quand on les combât gravement, et qu'on ne doit entreprendre de détruire qu'en se jouant.
Et c'est bien pour se moquer des croyances de son temps que ce livre avait été écrit, car du même que tu temps d'Agobard, nombre d'écclésiastiques croyaient aux magiciens et autres tempestaires, du temps de Montfaucon de Villars, d'autres ecclésiastiques croyaient aux incubes et aux succubes, des démons capables de s'unir charnellement avec des femmes et des hommes, croyance que parodie notre auteur en racontant des unions entre des humains et des sylphes.
Cette parodie ne fut d'ailleurs pas du gout de tout le monde, et, selon Antony McKenna:
Les conversations des amis de Port-Royal à l'hôtel de Liancourt à Paris, telles qu'elles sont rapportées dans le Recueil de choses diverses, nous apprennent qu'indigné par le ton irrespectueux de Gabalis à l'égard des choses saintes, Antoine Arnauld fait chasser l'abbé de Villars de l'hôtel de Lionne ; dès la Saint-Thomas, le 28 janvier, 1671, l'auteur libertin est interdit de prêche par Guillaume Du Plessis de La Brunetière, archidiacre de Paris.

Mais si c'était une fiction, de quoi s'inspirait elle?
De croyances de son temps en général, peut-être d'imprimés de colportages, d'un ouvrage de Paracelse et d'un autre de Blaise de Vigénère pour ce qui est des sylphes, de l'édition d'Agobard par Etienne Baluze pour l'épisode du navire aérien et du massacre des prétendus envoyés de Grimoald par l'eau et par le feu, et de l'Apologie pour tous les grands personnages qui ont été faussement soupçonnez de magie de Gabriel Naudé, qui lui même s'inspirait de l'édition d'Agobard par Papire Masson.
Elle s'inspirait probablement aussi de la description d'aurores boréales, soit, celles décrites dans les annales carolingiennes, soit celles observées en 1615, et 1621.
Les enlevés, remis sur terre et tués en grand nombre, sont, chez Montfaucon de Villars, tués par l'eau et par le feu. Chez Naudé, ils s'agit des prétendus empoisonneurs de bétail, qui sont pendus ou noyés, et qui, chez Agobard, sont occis ou attachés à des planches et jetés à l'eau.
Les quatre innocents allaient être jetés au feu pour Montfaucon de Villars, ils allaient au supplice pour Naudé, mais allaient être lapidés pour Agobard.
Il semble que notre abbé ait jugé que le feu était un chatiment plus approprié pour des sorciers.
L'auteur prend beaucoup de libertés à propos des quatre prétendus enlevés. Agobard explique bien, qu'après une longue discussion, ceux qui les avait montré au peuple, comme tombés d'un navire aérien, se trouvèrent confus comme un voleur surpris, c'est à dire, comme des menteurs démasqués. Naudé dit qu'Agobard eut bien de la peine pour les délivrer, mais notre auteur prétend qu'Agobard avait nié la possibilité du fait, et que le peuple le crut plus que ses propres yeux.

Montfaucon de Villars était il conscient que certains prendraient l'histoire au premier degré? Peut-être, en tous cas, c'est bien lui qui a lancé la légende en écrivant qu'à Lyon, descendit un navire réel observé par des témoins, observation que nia Agobard, qui n'avait rien vu. Et voila Agobard devenu saint patron des rationalistes bornés.

Cette histoire, comme fiction, inspira certains auteurs dont Anatole France, pour La Rôtisserie de la reine Pédauque, malheureusement, d'autres auteurs n'y virent que du feu, et prirent Le comte de Gabalis, comme une initiation qu'ils s'empressèrent de réfuter ou de colporter
La palme de la naïveté revient peut-être à Collin de Plancy, qui, voulant jouer au sceptique, gobe toute l'histoire comme ayant été réellement enseigné par un authentique cabaliste, qui aurait embelli de ses folles imaginations une observation d'aurore boréale!

La mort de l'abbé Monfaucon de Villars continuera d'alimenter les rumeurs: trois ans (ou cinq ?) après la parution de son livre, il fut tué d'un coup de pistolet sur la route de Paris à Lyon.
Fallait il y avoir la main d'un évèque indigné du libertinage de l'abbé?
Fallait il y voir la vengeance des sylphes, indigné qu'on ait révélé leurs secrets? Le premier entretien du livre le laisserait penser:
depuis que le Bienheureux Raymond Lulle en a prononcé l'arrest dans fon testament, un Ange executeur n'a jamais manqué de tordre promtement le col à tous ceux qui ont indiscretement revelé les Mysteres Philosophiques.
Fallait il y voir l'action d'une société secrète? Selon Stanislas de Guaita:
« …pour avoir profané et tourné en ridicule les arcanes de la Rose-croix à laquelle il était initié, Montfaucon de Villars fut condamné par un tribunal vehmique et exécuté en plein jour sur la route. »
Aujourd'hui, on y verrait la main des "hommes en noir", mais en fait la vérité semble bien plus prosaïque. Selon Abellion, dans son blog Lieux secrets du pays cathare:
Jean-François de Montfaucon, le père de l’abbé, avait épousé Jeanne Ferrouilh de Montgaillard. Mais pour une raison inconnue, l’animosité, malgré ce mariage, avait éclaté entre les deux familles. Jean-François de Montfaucon est assassiné par son propre beau-frère, Paul de Ferrouilh, alors que le jeune Pierre, le futur abbé, n’était encore qu’un enfant. Ce meurte ne resta pas sa vengance : en 1662, l’abbé et ses frères tendirent une embuscade à Paul et l’assassinèrent sans pitié. Les criminels, condamnés à mort par contumace, réussirent à échapper à leur peine. Mais la vengeance appelle la vengeance… Et c’est Pierre de Ferrouilh, fils de la victime des Montfaucon, qui tue l’abbé à son tour an 1675, sur le chemin de Lyon.
Bien que d'autres donne l'année 1673, la mort de l'abbé n'aurait donc été qu'une vendetta familiale.


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Dernière mise à jour: 26/04/2019