2010 Didier Kahn explique la genèse du Comte de Gabalis

Que Montfaucon de Villars, dans le cinquième entretien du Comte de Gabalis, ait récupéré - et outrageusement travesti - l'incident lyonnais des quatre prisonniers décrit par Agobard, est une évidence. Mais on peut se demander où il a trouvé l'idée de remplacer les Magoniens par des sylphes. Un remplacement qui fera son chemin, et qui a toujours cours aujourd'hui.
Didier Kahn, nous l'explique: C'est dans un ouvrage de Blaise de Vigenère (autrement connu pour son sytème de cryptographie) que Montfaucon de Villars à découvert les "élémentaux", et par là Paracelse, puis les sylphes.


La source majeure du Comte de Gabalis : l'adaptation de Paracelse par Blaise de Vigenère

  Encore fallait-il avoir l’idée de reprendre le thème des esprits élémentaires. J'ai dit plus haut combien il était improbable que Montfaucon de Villars ait connu le Liber de nymphis par une lecture assidue des trois in-folios des Opera omnia de Paracelse : il en eut certainement connaissance par une source intermédiaire. Cet intermédiaire aurait pu être Croll, qui résumait clairement la question des esprits élémentaires dans sa Basilica chymica, au début de la première partie de sa « Præfatio admonitoria », Son texte s’imposerait donc tout naturellement, s’il n’existait pas un autre texte dont l’examen ne laisse plus aucun doute : c’est celui même qu’utilisa Montfaucon de Villars.
  Ce texte est de Blaise de Vigenère. C’est une adaptation française du Liber de nymphis, qui se trouve dans les commentaires surabondants de Vigenère à sa traduction de la première Décade de Tite-Live (1583), parue en deux gros volumes in-folio qui furent réédités pour la dernière fois en 1616-1617. Cette adaptation de Paracelse serait demeurée entièrement inconnue, si sa fonction n’avait pas été de commenter le passage de Tite-Live sur Numa et la nymphe Égérie : c’est, de toute évidence, en lisant les commentaires de ce passage précis que Montfaucon de Villars l’a trouvée — et utilisée, On en trouvera le texte ci-après, en annexe, accompagné de ses sources dans le Liber de nymphis. Disons seulement ici que Vigenère, sans jamais nommer Paracelse — il se contente d’attribuer la substance de son exposé à « des autheurs non à mespriser » —, a juxtaposé à un extrait du traité d’Apulée sur le Démon de Socrate une sorte de traduction du Liber de nymphis qui, en réalité, est bien plus une adaptation, dans la mesure où Vigenère a entièrement recomposé l'ouvrage, cherchant à regrouper les diverses notations se rapportant à un même sujet de façon à les présenter de façon plus ordonnée, omettant des passages entiers, ajoutant apparemment quelques détails de son cru (ou empruntés à des auteurs qu’il reste à identifier, tel Psellos ou H. C. Agrippa...), sans pour autant défigurer le texte de Paracelse, qui demeure parfaitement reconnaissable. Il a utilisé pour cela le seul texte plausible : non pas l’une des deux éditions du texte allemand (1566 et 1567), mais la version latine donnée par Gérard Dorn en 1569 d’un recueil de Paracelse de 1567 intitulé Philosophiæ magnæ |...] Tractatus aliquot, où le Liber de nymphis ne figure encore qu’en extraits (le texte complet ne paraîtra en allemand qu’en 1589 ; il ne sera entièrement retraduit en latin qu’en 1605, par Zacharias Palthen)
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Quel usage Montfaucon de Villars a-t-il fait de ce texte ? À plusieurs reprises, Le Comte de Gabalis présente des marques incontestables d’une utilisation directe de la version latine complète du Liber de nymphis. Vigenère a-t-il seulement servi de point de départ à Montfaucon de Villars ? En aucun cas : des aménagements au texte de Paracelse, propres à Blaise de Vigenère, sont passés tout droit dans Le Comte de Gabalis. Il s’agit de la description des nymphes et des gnomes, obtenue par Vigenère grâce à un collage de divers extraits du Liber de nymphis. Pour les premières, Vigenère écrit :

La seconde maniere de ces creatures sont les Nymphes, les plus familieres & accostables de toutes les autres ; de nostre stature & grandeur : mais ordinairement presque toutes au sexe feminin, ainsi qu’il a esté dit cy-dessus de Psellus.
Les deux premiers membres de phrase se trouvent chez Paracelse, mais non l’idée que presque toutes les nymphes sont des femmes (dont Vigenère emprunte à Psellus la justification physique, exposée plus haut dans son texte). Cette idée, il est vrai, peut se dégager sans peine de leur nom même. Mais lorsqu'on lit chez Montfaucon de Villars :
les anciens Sages ont nommé Ondins, ou Nymphes cette espèce de peuples. Ils sont peu de mâles, et les femmes y sont en grand nombre,
il faut y voir une parenté directe avec Vigenère. Plus frappante est la description des gnomes. Voici ce qu’en dit Vigenère :
Les Gnomes doncques ou Pygmees habitans les concavitez de la terre, de quoy ne s’esloigne pas fort ce que Philostrate en a escrit en leur tableau, sont fort soigneux des minieres des metaux, & des pierreries : si qu’ils en entassent de grands thresors que parfois ils permettent & laschent aux hommes
Chez Paracelse (Liber de nymphis, Tract. VI), ce sont explicitement les sylphes (Sylvestres 1566-1567-Dorn / Lufftleuten 1589 / Sylphi 1605) qui sont présentés comme gardiens des pierres précieuses (Gesteinen en allemand, traduit chez Dorn par preciosorum lapidum, et en 1605 par gemmas). Quant aux gnomes, Paracelse en dit seulement ceci :
Dieu a établi des gardiens de toutes les choses naturelles, parmi lesquelles les gnomes, les pygmées et les vulcains gardent les trésors de la terre, c’est-à-dire les métaux.
Or dans Le Comte de Gabalis, voici la définition des gnomes (qui sera reprise par la suite dans tous les dictionnaires) :
La terre est remplie presque jusqu’au centre de Gnomes, gens de petite stature, gardiens des trésors, des minières, et des pierreries.
  On voit clairement ici que Montfaucon de Villars a directement repris la description de Vigenère. Cela ne signifie pas, loin de là, qu’il l'ait suivi en toute chose : Vigenère, se conformant à la préférence affichée par Paracelse, a en effet délaissé le mot « salamandre » au profit de « vulcain », assorti de « pyrauste », qui vient de Pline (Hist. nat., XI, XLII, 36) : « Et la quatriesme est des Pyraustes ou Vulcains, gresles & longuets comme flammes [...].» De même pour le mot « sylphes » (en latin Sylvani, Sylvestres, mais aussi Sylphes, chez Dorn comme chez Palthen en 1605) : Vigenère ne l’emploie pas. Il s’en tient à « Sylvains », qu’il flanque de mots classiques (comme pour « vulcains ») : « Faunes » et « Ægipans ». Ce n’est donc pas à Vigenère, mais bien au texte latin du Liber de nymphis, que Montfaucon de Villars a repris les mots « sylphe » et « salamandre » dont il va faire un si brillant usage.
Par contre, lorsqu'on lit dans Le Comte de Gabalis :
Ils vous diront, qu’étant composés des plus pures parties de l’élément qu'ils habitent ; et n’ayant point en eux de qualités contraires, puisqu’ils ne sont faits que d’un élément ; ils ne meurent qu’après plusieurs siècles.
il s’agit de toute évidence d’une adaptation du texte de Vigenère. Seul Vigenère, en effet, évoque, à partir d’Apulée et surtout de Psellus, la composition « élémentaire » du corps de ce type de démons et d’esprits, dans le texte reproduit ci-après en annexe, au premier paragraphe, puis à la charnière des colonnes 1315-1316, puis à la dernière ligne. Et c’est encore Vigenère qui, citant Hésiode dans le deuxième paragraphe de ce même texte, rappelle qu’il « fait les Nymphes mortelles, bien qu’après de tres-longues revolutions de siecles ». Rien de tout cela ne se trouve chez Paracelse. De même, lorsque dans le Cinquième Entretien le Comte mentionne l’extrême dévotion des esprits élémentaires, il exploite manifestement un détail ajouté par le seul Vigenère au texte du Liber de nymphis.
  C’est donc à partir de Vigenère, on peut le dire en toute certitude, que l’auteur du Comte de Gabalis a élaboré une partie de sa description des esprits élémentaires. Et c’est grâce à lui qu’il a connu le traité de Paracelse, dont il lui était aisé de retrouver la source, entièrement passée sous silence par Vigenère, à la lecture de Croll — ou du traité Des Satyres brutes de l'abbé d’Aubignac. Il a ensuite su exploiter dans l’édition de Paracelse de 1658 d’autres parties du texte du Liber de nymphis que Vigenère, quant à lui, avait laissées de côté.


SOURCE: Henri Montfaucon de Villars, Le Comte de Gabalis ou entretien sur les sciences secrètes, édition présentée et annotée par Didier Kahn., Honoré Champion, 2010, p. 90-95.

Remarques:

le livre de Vigenère cite divers auteurs antiques, Apulée, Philostrate, et, à propos des nymphes, Psellos, qui serait plutôt le pseudo Psellos, dont la première édition est parue six ans avant l'ouvrage de Vigenère. Cependant Vigenère suppose, comme Paracelse, quatre espèces d'êtres, alors que sa source en donne six. En fait, la nature et le nombre de ces êtres est variable selon les auteurs. En remarquant, avec Didier Kahn, que les dictionnaires ont repris les affirmations de Montfaucon de Villars quant aux êtres élémentaires, on comprend que notre notion des élémentaux est toute conventionnelle, et qu'en fait, au temps où leur croyance avait cours, personne ne croyait réellement à ces élémentaux là.

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