1995. Roger C. Ceragioli expose le dossier Sirius de A à Z


Roger C. Ceragioli
S'il n'y avait qu'une seule référence à donner, dans l'étude de l'hypothétique rougeur antique de Sirius, ce serait celle de l'article de Roger Charles Ceragioli, fait dans le cadre de l'université de Houston, mais dont l'auteur travaille maintenant à celle de Tucson.
Cet article déballe toute l'histoire du débat depuis l'Antiquité, comme nous le faisons dans notre dossier sur la fausse rougeur de Sirius, mais en anglais.
Comme nous avons déjà vu tous les auteurs cités dans notre dossier, nous n'aurons guère de citations à en faire. Nous allons simplement essayer de résumer ses quarante pages.

D'entrée de jeu, l'auteur nous prévient: il va seulement passer en revue 230 années de travaux sur la rougeur de Sirius. Mais il constate désabusé:
the general quality of this discussion has been low. Misconceptions and misinformation are the rule rather than the exception in the ‘red’ Sirius debate, whose most recent phase (1960-93) has been little more than a careless popularization.
la qualité générale de cette discussion a été faible. Les idées fausses et la désinformation sont la règle plutôt que l'exception dans le débat sur "Sirius rouge", dont la phase la plus récente (1960-1993) a été à peine plus que de la vulgarisation négligente.

La préhistoire du débat commencerait au moyen age, avec les astronomes arabes, en particulier avec la revision d'Al Sûfi du catalogue de Ptolémée. Puis, alors que les premières éditions grecques de l'Almageste sont imprimées en Europe, on ne voit curieusement ni Tycho-Brahé, ni Képler relever l'anomalie de la couleur de Sirius. Il faut attendre Libert Froidmont en 1632.
Le vrai débat commence vers 1760, avec Thomas Barker, qui dans un article de 7 pages, évoque le problème de la variation d'aspect des étoiles depuis Ptolémée, puis passe en revue Aratus, Cicéron, Horace, Sénèque et Hyginus pour conclure à la rougeur antique de Sirius.
Lalande ne l'admet d'abord pas, puis devient plus compréhensif en 1792. F. T. Schubert prend la relève, puis après quelques décennies de silence, c'est John Herschel en 1839, qui propose la première vraie explication physique, par l'intercession d'un nuage cosmique. Il va y avoir alors plusieurs décennies d'acceptation, qui verront Arago, Baily, Smyth , Humboldt, Faye, Webb et Guillemin, accepter la rougeur comme un fait.

Parler de Humboldt donne l'occasion à Ceragioli de critiquer - enfin! - l'arbitraire traduction de ὐπόκιῥῤος:
Ptolemy’s word for reddish, ὐπόκιρρος, as Greek literature demonstrates, is a scientific term indicating a pale shade between red and yellow. It is a compound adjective, whose simplex form is κιρρός. This latter term the Greek physician Galen sets into a series with λευκός (white), μέλας (dark/black), ξανθός (blonde/flaxen), and ἐρυθρος (red) as colour descriptions for different types of wine. We can set these terms into a spectrum from the lightest white wine (λευκός), to a yellowish white wine (ξανθός), to a κιρρός wine, to a red wine (ἐρυθρος), and finally to a dark red or purplish wine (μέλας). This spectrum shows that κιρρός is a rather vague term, describing some shade between yellowish and reddish. The prefix ὐπο indicates ‘somewhat’ or ‘faintly’. A reasonable approximation is therefore pale yellowish orange or ‘flame-coloured’, but the shade is not precise.
Le mot de Ptolémée pour rougeâtre, ὐπόκιρρος, comme le démontre la littérature grecque, est un terme scientifique qui indique une nuance pâle entre le rouge et le jaune. C'est un adjectif composé, dont la forme de base est κιρρός. Ce dernier terme, le médecin grec Galien se met en série avec λευκός (blanc), μέλας (sombre / noir), ξανθός (blond) et ἐρυθρος (rouge) comme description de couleurs pour différents types de vin. Nous pouvons définir ces termes dans un spectre à partir du vin blanc le plus léger (λευκός), d'un vin blanc jaunâtre (ξανθός), d'un vin κιρρός, d'un vin rouge (ἐρυθρος) et enfin d'un vin rouge foncé ou cramoisi (μέλας). Ce spectre montre que κιρρός est un terme assez vague, décrivant une nuance entre jaunâtre et rougeâtre. Le préfixe ὐπο indique «un peu» ou «faiblement». Une approximation raisonnable est donc orange pâle ou «couleur flamme», mais la nuance n'est pas précise.

Changement de décor avec la réfutation de Schjellerup, qui dans sa traduction d'Al Sûfi, invoque une corruption du texte de Ptolémée, changeant Sirius en hypokirros. Schjellerup n'ayant pas compris que, pour Ptolémée "le chien" est le nom de Sirius, se trompe en ajoutant Sirius à la place d'hypokirros, alors que la meilleure édition de Ptolémée confirme que c'est bien hypokirros. Cette erreur de Schjellerup sera reprise par Flammarion, puis par W.T.Lynn, qui passe en trombe à coté de la solution, en invoquant une absurde confusion, alors qu'il vient de mentionner la bonne explication à la ligne précédente. L'hypothèse du rougissement par scintillation et absorption n'ayant jamais été vraiment exploitée.
Agnès Clerke reprend l'hypothèse de l'erreur d'un copiste, et l'on note qu'il y a eu un rapide renversement de la croyance à la rougeur, à l'opinion inverse.

Arrive alors le très controversé T. J. J. See. Enseignant en 1892 à l'université de Chicago, il en fut viré en 1896 pour devenir assistant à l'observatoire Lowell, dont il fut viré en 1898 pour devenir professeur à l'U.S. Naval Observatory, dont il fut éloigné en 1902 pour s'occuper de la station navale de Mare-Island, en Californie. See ne doutait pas que Sirius ait été autrefois rouge, ni qu'en apporter la preuve serait utile à l'étude de l'évolution stellaire. Malheureusement See se contentait d'apporter un maximum de citations sans se préoccuper de leur contexte, ni des diverses acceptions des mots. Il fit un gros travail de compilation, et citait les textes originaux sans les traduire, ce qui en mettait plein la vue, mais était trompeur, dans la mesure ou See montrait seulement que Sirius était associé au feu, mais pas forcément au rouge, et ce avec des erreurs pas forcément innocentes. Enfin quand See acceptait de traduire, sa traduction était fausse.

L'analyse de Schiaparelli fait alors l'effet d'une douche froide. Connaissant bien mieux les textes antiques que See, il remet les choses dans leur contexte. Il commence par attaquer la crédibilité du texte de Ptolémée, en reprenant l'argument erroné de Schjellerup, mais aussi en pointant les divergences entre l'Almageste et le tetrabiblos du même Ptolémée. Il note que les trois étoiles colorées du tetrabiblos sont associées à la rougeâtre Mars, alors que Sirius est associée à la blanche Jupiter. Schiaparelli montre ensuite qu'Aratus et ses traducteurs n'ont jamais parlé de Sirius, mais de la constellation du grand chien. Passant à Horace, il prétend avec des arguments moins appropriés, qu'il ne s'agissait pas de Sirius, mais de Procyon, et que le mot "rubor" était repris de rituels religieux.
Note: Ce n'est pas ce que nous avons lu dans le dossier concerné. Schiaparelli concluait que si la "Robigalia" semblait associée au petit chien, finalement la "Canicula" était bien Sirius.
Pour Sénèque, Schiaparelli suppose qu'un ami astronome lui avait montré Sirius, se levant à l'horizon, en même temps qu'on voyait Jupiter et Mars, sans que Sénèque ait compris que ce n'était que l'effet du rougissement.
Schiaparelli’s attacks fail. The Almagest’s text is secure and no one has been able to explain away Seneca. Given this, it is pointless to maintain that Horace was not really referring to Sirius’s redness. The three essential ‘red’ Sirius texts remain.
Les attaques de Schiaparelli échouent. Le texte de l'Almageste est sûr et personne n'a pu expliquer Sénèque. Compte tenu de cela, il est inutile de soutenir que Horace ne faisait pas vraiment référence à la rougeur de Sirius. Les trois textes essentiels sur "Sirius rouge" restent.
Note: Pas vraiment. Schiaparelli a tout de même montré que les couleurs indiquées par Ptolémée ne sont pas sûres, qu'il y avait eu confusion à propos de la "canicula" d'Horace, et le texte de Sénèque est parfaitement explicable, sauf que Schiaparelli s'est trompé en supposant que Sénèque n'avait vu Sirius qu'une fois
Puis Schiaparelli tente de prouver le blancheur, en citant Hyginus, Manilius, et Héphestion de Thèbes.
Le second article de Schiaparelli attaque l'interprétation de T. J. J. See. Remarquant que See accumule les références au feu, il montre que cela ne prouve rien quant à la couleur de Sirius, puisqu'il pourrait tout aussi bien en produire autant pour le soleil, sans que cela prouve que le soleil ait été rouge dans l'Antiquité. Puis il montre les erreurs de See quant à Geminos de Rhodes.
Arrivé la, Ceragioli regrette que le travail de Schiaparelli, paru en italien dans une revue assez obscure, soit moins connu que celui de See.

Au tournant du siècle suivant, Schiaparelli va commencer d'être discuté. Newcomb se déclare en sa faveur en 1901, et pour l'explication de la rougeur par scintillation. En 1902, Lynn penche pour See, puis s'embrouille et revient à son idée d'une corruption du texte de Sénèque. Agnès Clerke, en 1905, est encore pour la rougeur, d'après See, mais dès 1906, l'explication par la scintillation intéresse les chercheurs allemands. Plassmann, Gundel, Boll, Kugler en discutent, sans produire quelque chose de vraiment probant, puisqu'en 1911, Eddington en est resté à l'étoile rouge de Ptolémée. Néanmoins dès 1917, l'idée fait son chemin. Osthoff en 1920, puis Sarazin en 1924, puis Gabba en 1926, publient avec le paradigme de Sirius blanche.

C'est alors que T.J.J.See publie un nouvel article, qui ressort la même théorie qu'en 1892, mais avec plus de véhémence. See a vu le vent tourner, et il réaffirme ses convictions. Son article est plein de désinformation. Il semble connaître le dossier - il a lu Schiaparelli - mais il maintient qu'aucun auteur antique ne mentionne Sirius blanche, et continue d'interpréter Geminos de travers, ce qui sent la mauvaise foi. Bien qu'à cet époque plus aucun astronome ne soit plus d'accord avec lui, son apparence de sincérité et d'érudition aura malheureusement de l'influence sur de futurs chercheurs. Le travail de See va être critiqué par Osthoff et Dittrich, mais c'est surtout Gundel qui va faire une synthèse du débat en 1927, malheureusement publiée dans la Paulys real-Encyclopda'ie der classischen Allertumswissenschaft, revue difficile à trouver pour un astronome.

C'est ensuite une génération de silence, mais en 1959, Zdenek Kopal ressucite le débat, en montrant que Sirius B devait avoir été autrefois une géante rouge.
En 1961 Johnson reprend l'idée, mais s'interroge sur la possibilité que Sirius B ait pu être l'étoile rouge de Ptolémée. Ne trouvant aucune preuve photographique de nébulosité autour de Sirius, il conclut qu'aucune perte importante de masse n'est survenue depuis que les anciens appelaient Sirius rouge. Johnson déterra cependant le passage de Sima Qian pronostiquant des voleurs lors des changements de couleur de Sirius.
En 1968, dans une conférence à Trieste, Lauterborn affirma que le travail de See avait réglé la question en faveur de la rougeur de Sirius, que le passage de géante rouge à naine blanche ne prenait qu'un millier d'années, et que la rougeur de Sirius B aurait bien pu s'expliquer parce qu'elle aurait été entourée d'une enveloppe rouge pendant un millier d'années, avant de redevenir une naine blanche. Mais à une conférence donnée à Elsinore l'année suivante, Lauterborn répétant sa théorie d'une évolution de géante rouge à naine blanche en un millénaire, fut confondu par B. Paczynski qui montra qu'à la fin du processus la température de la naine blanche nécessitait un million d'années pour revenir à la température actuelle de Sirius B.
En 1974 K. D. Rakos crut pouvoir déduire de ses enregistrements photoélectriques que Sirius B avait moins de 2000 ans. Mais I. W. Lindenblad montra que les mesures de Rakos ne valaient rien.

Dans les années 70 et 80 le dossier est surtout constitué de nombreux articles de vulgarisation, souvent basés sur See, et d'articles plus savants dans The observatory, Nature, etc... mais qui n'apportent rien de nouveau non plus.
En 1981 Fang Li-Zhi, en se basant sur Sima Qian montre que le blanc est associé à Sirius, le rouge à Antarès, le jaune à Bételgeuse, le bleu à Bellatrix, et le noir (si!) à Mirach. Ce sont cinq couleurs canoniques de l'astrologie chinoise, et les couleurs des étoiles (sauf le noir) sont encore valables aujourd'hui. Si Sirius avait été rouge, les chinois ne l'auraient évidemment pas associé au blanc.
En 1986 Bruhweiler, Kondo et Sion cosignent un article dans Nature, où ils étudient les différentes hypothèses astrophysiques permettant un passage du rouge au blanc pendant la période historique. Leurs conclusions sont largement négatives.
en 1993 JIANG Xiao-yuan ne trouve que quatre sources utiles dans la littérature chinoise pour trouver la couleur de Sirius. Elles l'associent toutes à l'élément correspondant au blanc. De même Liu Biao associe au blanc Sirius et Véga (aujourd'hui exactement de la même couleur).

La conclusion de Ceragioli n'est pas tendre:
The inadequacy of the debate over ‘red’ Sirius up to the present is manifest. Much of what has been contributed to it is fundamentally unreliable and so much ill-considered speculation has been put forth that the debate itself has fallen into disrepute.
L'insuffisance du débat sur «Sirius rouge» jusqu'à présent est manifeste. Beaucoup de ce qui lui a été versé est fondamentalement peu fiable et tant de spéculations mal pensées ont été avancées que le débat lui-même est tombé dans le discrédit.
Note: C'est bien vrai, ça! Et malheureusement, en France, on continue à faire de "la vulgarisation négligente".
(R. C. Ceragioli.The debate concerning 'red' Sirius, Journal for the history of astronomy. XXVI (1995). 187–226
Et voila le travail: Malgré quelques petit désaccords, après avoir distribué tous ces bonnets d'âne, nous ne pouvons attribuer qu'un bonnet de savant à Roger Charles Ceragioli.

Dernière mise à jour: 02/10/2018

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