1991 Henri Platelle évoque Agobard contre la superstition


Le chanoine Henri Platelle († 2011) fut professeur d'histoire médiévale à la Faculté catholique de Lille. Il avait déja publié un article sur ce même sujet, mais sur un ton plus anecdotique, en 1971. Vingt ans plus tard, Il nous offre un article d'érudition.

AGOBARD ÉVÊQUE DE LYON († 840)
LES SOUCOUPES VOLANTES
LES CONVULSIONNAIRES

par
Henri PLATELLE

Les Tempestarii, la magonie, la notion de superstition

  Le premier texte qui date du début de l'épiscopat d'Agobard est un petit traité intitulé De grandine et tonitruis (Sur la grêle et le tonnerre)2. L'auteur y raconte avec indignation l'histoire de sorciers qui, non content de déchaîner de graves intempéries, concluent à cette ocasion des pactes avec des voyageurs aériens venus enlever les récoltes. Ecoutons donc Agobard, qui s'exprime sans détours de rhétorique: rien ne peut remplacer ce contact direct3.
Note: Non seulement le livre s'appelle en fait Contra insulsam vulgi opinionem de grandine et tonitruis ( Contre la sotte croyance de la foule à propos de la grêle et des tonnerres ), mais la formulation employée laisse penser qu'Agobard s'indigne que des sorciers se livrent à cette pratique. En réalité, Agobard s'indigne de la croyance à ces sorciers.

  «Dans cette région presque tout le monde - noble ou non, citadins ou paysans, jeunes et vieux - pense que la grêle et le tonnerre peuvent être provoqués arbitrairement par les hommes. Dès que les gens entendent le tonnerre et voient des éclairs, ils disent «aura levatitia est» (approximativement: l'air est possédé par le mouvement) et quand on les interroge sur le sens de cette formule, ils déclarent, les uns avec honte et quelques scrupules de conscience, les autres avec l'assurance habituelle aux ignorants, que l'air est soulevé par les sortilèges des hommes et qu'ainsi on peut parler «d'aura levatitia»
«Selon ce que nous avons vu et entendu, bien des gens sont assez fous et stupides pour croire et déclarer qu'il existe une région nommée Magonie, d'où viennent des navires aériens dans lesquels on embarque pour cette destination les fruits de la terre tombés sous les coups de la grêle ou des tempêtes, et à cette occasion ces matelots aériens paient un certain prix a ces faiseurs de temps (tempestarii) pour en recevoir récoltes et fruits. Parmi tous ces gens assez stupides pour croire a la possibilité de telles choses, nous en avons vu qui présentaient dans une certaine assemblée quatre hommes enchaînés - trois hommes et une femme - prétendûment tombés de certains de ces bateaux aériens. Après les avoir tenus enchaînés quelques jours jusqu’à la réunion de cette assemblée, ils les présentèrent, comme je l’ai dit, en notre présence en réclamant la lapidation. Mais cependant la vérité l'emporta et après bien des raisonnements ceux qui les avaient présentés furent confondus, selon la parole du prophète: Ils ont été confondus, comme est confondu le voleur pris en flagrant délit (Jérémie II, 26)»…
Note: Cette traduction respecte à peu près le sens général, mais n'est pas assez près du texte. En particulier "homines" est traduit par "hommes", ce qui fait qu'un des hommes était en réalité une femme. On peut comparer avec la notre, plus proche du texte.
Ces deux passages ouvrent le traité d'Agobard, mais dans la suite mêlés à une argumentation sur laquelle il nous faudra revenir, nous trouvons encore d'autres renseignements extrêmement précis. Voici par exemple comment l'évêque de Lyon pratiquait la critique du témoignage au cours d'interrogatoires pressants4:
«Nous avons souvent entendu des gens déclarer qu'ils connaissaient de tels faits arrivés en certains lieu; mais nous n'avons pas encore entendu quelqu’un pouvant déclarer qu'il les avait vus. Un jour on me parla de quelqu'un qui aurait vu ces choses. Je mis beaucoup d'ardeur à le rencontrer et j'y suis finalement arrivé. Mais quand je parlais avec lui et qu'il essayait de me dire qu'il avait vu cela, je le soumis a toute sorte de prières, d'adjurations et de menaces divines en lui demandant de ne pas dire autre chose que la vérité. Il affirmait alors que ce qu'il disait était bien vrai; il nommait l'homme, le moment et le lieu; mais pour finir il avoua que lui-même n'avait pas été présent à ce moment».
A côté de ces sorciers maléfiques responsables de catastrophes, il en existait d'autres qui par leurs contre-charmes pouvaient empêcher les tempêtes et on leur versait même une sorte de dime pour les services attendus5:
«Les habitants du lieu ont établi quelle part de leurs récoltes ils donneront; c'est ce qu'il appellent la part canonique (canonicum). Nombreux sont ceux qui d'eux-mêmes ne versent jamais la dîme aux prêtres ou n'accordent jamais d’aumônes aux veuves, orphelins et autres pauvres, toutes choses qui leur sont souvent rappelées par des prédications, des lectures, des exhortations sans obtenir leur acquiescement. Mais la part qu‘ils appellent canonique, ils la paient spontanément à leurs prétendus défenseurs, sans aucune prédication, ni admonestation, ni exhortation, mais par l'intervention du diable».
Toute cette histoire est pleine d'enseignements. Première constatation: ces croyances et ces pratiques ont été observées par Agobard lui-même, comme on a pu le voir dans ces descriptions d’assemblées judiciaires et d’interrogatoires. Son témoignage se présente donc d‘une manière plus favorable que ce n'est généralement le cas pour les sources concernant les pratiques superstitieuses (conciles, pénitentiels, pèlerinages). En effet on peut toujours se demander dans quelle mesure ces sources sont indépendantes les unes des autres et par conséquent dans quelle mesure elles reflètent la réalité contemporaine et locale6. Pour cette fois, le doute n‘est pas possible.

Seconde observation: ces «faiseurs de temps», souvent mal intentionnés, mais parfois bienfaisants sont bien connus de l'Antiquité classique et ils continuent à être dénoncés durant le Moyen Age par une foule de textes normatifs. Il suffit pour s’en rendre compte de consulter le dictionnaire de Du Cange au mot Tempestarii7. On y trouve des citations d’Empédocle, de Sénéque, de Tibulle, d'Ovide, de Lucain et quant aux références médiévales, elles vont de la loi wisigothique et du capitulaire d'Aix de 789 à Agobard, Burchard de Worms, Yves de Chartres. Et il faudrait encore ajouter à ce relevé les innombrables procès de sorcellerie dans lesquels figure souvent parmi les charges le reproche d'avoir provoqué des désordres météorologiques. Le témoignage d'Agobard s'insère donc dans un vaste ensemble, même si nous devons rappeler nos réserves exprimées précédemment.

Quant aux Tempestarii bienfaisants, Agobard les distingue nettement des autres; il ne s’agit donc pas des mêmes personnages s’acquittant alternativement des deux fonctions. On leur réserve, nous dit-il, une part fixe de la récolte (canonicum), un usage qui rappelle évidemment les offrandes destinées jadis à apaiser les mauvais esprits cachés derrière les intempéries dévastances: il s’agit donc typiquement d'un contre-charme8. Agobard pourtant ne semble pas avoir découvert cet arrière-plan nettement païen, puisqu’il condamne cette pratique avant tout comme une sottise et une concurrence illicite de la dîme, qui, elle, a une tout autre origine.

Nous en arrivons ainsi aux voyageurs venus de Magonie et descendus de vaisseaux aériens. Ils font naturellement penser à nos soucoupes volantes habitées parfois par de petits hommes verts, à une différence près toutefois: c‘est qu’en une occasion les contemporains d’Agobard auraient réussi à capturer quatre de ces voyageurs exotiques. C'est là un beau témoignage sur la force d'illusion collective que suscite un temps de panique9.
Note: L'auteur est ici mal renseigné, puisqu'on a bel et bien prétendu avoir capturé des occupants de soucoupes volantes. En particulier, au printemps 1950, les U.S.A. connurent une vague de crashes de soucoupes volantes, où l'on prétendit que des petits pilotes avaient été retrouvés, certains morts, d'autre vivants. En 1954, en France, on failli capturer, voire tuer des martiens, qui se révélèrent, un betteravier hirsute, un voisin, un vieux tronc d'arbres ou des chrysanthèmes.

Plutôt que de pousser le parallèle peut-être dangereux avec les soucoupes volantes, on pourrait tenter un rapprochement avec les mirabilia mundi. fréquemment évoquées dans la littérature du Moyen Age (récits de voyage fictifs, recueils de raretés) et parfois représentées sur les miniatures10. On y trouve des hommes avec la tête entre les épaules, d’autres qui rampent à quatre pattes, des anthropophages etc. Il faut bien voir que dans la pensée des auteurs il s‘agit de tout autre chose que des êtres fabuleux de la mythologie (centaures, sirènes, harpies). Ce sont pour eux des créatures réelles, mais habitant les confins du monde et donc inaccessibles. Tel est précisément le cas de ces intrus venus de Magonie, un pays mystérieux, peuplé sans doute de mages, à moins que ce ne soit de mahométans11.
Note: Il est exact que les Magoniens étaient vu comme des habitants d'un pays lointain, et non mythologique, mais dans l'antiquité, Hercule ou les centaures, pour fabuleux qu'ils soient, n'étaient pas percus comme n'ayant jamais existé.

Ces quatre suspects tombés du ciel furent finalement présentés à une assemblée judiciaire. Il ne peut s'agir du mallus comtal, car celui-ci aurait été présidé par le comte ou son représentant, ce qui n’est pas le cas; et d’autre part l’on ne voit pas qu’Agobard ait jamais exercé la fonction de missus qui l’aurait à titre exceptionnel substitué au comte dans ce rôle. Dès lors on est obligé de reconnaître dans cette assemblée une institution proprement ecclésiastique, le synode paroissial, une forme du droit de visite de l'évêque à qui revenait donc la présidence12. Dans ce type de réunion - bien connu grâce à Réginon de Prüm (vers 840-915), un quasi-contemporain d'Agobard - des témoins synodaux désignés à l’ouverture de la session dénonçaient les infractions publiques à la discipline ecclésiastique. C’est à peu près ce qui se passe ici et la peine de la lapidation - qui certes est ignorée des pénitentiels et qui est peu représentée dans le droit germanique - s’accorde malgré tout avec l’arrière-plan biblique de la vie religieuse du temps.

Il ne reste plus qu'à dégager l’argumentation d’Agobard face à ces croyances et pratiques populaires. Qu'il les considère comme des sottises n’est pas douteux. Il suffit de l’entendre parler de cette assemblée judiciaire où l’on présenta quatre prétendus magoniens ou encore d’écouter l’interrogatoire auquel il soumit un pseudo-témoin oculaire. On dirait même que dans ces occasions il pressent la force de l’illusion individuelle ou collective. De même il montre fort bien que les pouvoirs bienfaisants attribués à certains Tempestarii sont des chimères, sans quoi ils auraient pu faire cesser la terrible sécheresse qui a sévi récemment. Nul doute par conséquent qu’à ses yeux ce type de superstition ne constitue vraiment une «perversion de la raison» (pour reprendre une expression de D. Harmening)13.

Pourtant et de manière indiscutable l’essentiel n’est pas là. La condamnation portée par Agobard est avant tout d'ordre théologique. S’il rejette tout ce qu’on raconte sur les Tempestarii, c'est que cela reviendrait à accorder à des hommes un pouvoir qui n’appartient qu’à Dieu. Et il n’a pas de peine à trouver dans la Bible une foule de textes présentant les fléaux naturels comme des moyens employés par Dieu pour châtier ou pour éprouver, au sens littéral de ce terme. D'autres textes plus généraux encore présentent la Sagesse divine à l’œuvre dans l’ensemble de la nature (par exemple le superbe passage de l'Ecclésiastique, 43, 12-25). En conséquence la superstition relative aux Tempestarii n’est pas seulement une «perversion de l’intelligence», elle est avant tout une «perversion de la foi» (une autre expression de D. Hamening). Au fond la position d’Agobard en ce domaine est assez voisine de celle du fameux canon Episcopi concernant le vol nocturne des sorcières. De part et d’autre on ne met pas en doute la réalité des maléfices diaboliques, mais certaines choses sont fermement rejetées comme un empiétement impossible sur la toute-puissance de Dieu14.

En annexe de son traité notre auteur a tenu à raconter une autre histoire, sans rapport avec la précédente, mais d’inspiration tout à fait semblable. Ainsi donc, nous dit Agobard, il y a quelques années on prétendait que le duc de Bénévent Grimoald (sans doute Grimoald IV. 806-817), un ennemi de Charlemagne, avait envoyé des émissaires pour répandre partout certaines poudres empoisonnées et faire périr ainsi tous les bœufs15.
«Pour cette raison bien des gens ont été arrêtés, comme nous l'avons vu ou entendu dire; certains ont été tués, beaucoup ont été liés à une planche, jetés dans le fleuve et mis à mort. Chose tout à fait étonnante, ceux qui étaient arrêtés portaient témoignage contre eux-mêmes en disant qu'ils avaient bien possédé et répandu de la poudre. Ainsi donc le diable, à qui Dieu dans un jugement mystérieux et juste, avait donné pouvoir sur eux, réussissait à les rendre faux témoins contre eux-mêmes et à les vouer à la mort. Ni les coups. ni la torture, ni même la mort ne pouvait les empêcher d’avoir cette folle audace contre eux-mêmes».
Or bien évidemment, commente Agobard, tout cela est stupide. Comment une poudre empoisonnée pourrait-elle ne toucher que les bœufs? Comment les émissaires de Grimoald auraient-ils pu la semer partout en si grande quantité? Et voici sa conclusion assez pessimiste, où l’on retrouve le balancement esquissé plus haut entre «perversion de la foi» et «perversion de l’intelligence»: «Nous avons présenté publiquement cette affaire, parce qu’elle était semblable à la précédente et qu’elle pouvait donner un exemple de vaine tromperie et d’une réelle diminution du bon sens»16.

NOTES

2 Agobardi opera omnia, p. 3-15.
3 Ibid., p. 34.
4 Ibid., p. 8.
5 Ibid., p. 14.
6 Cette remarque est faite par Dieter Harmening, Superstitio, Berlin. 1979. p. 50.
7 Tempestarii, dans du Cange, Glossarium mediæ et infimæ latinitatis, Paris, 1736, t. VI. c. 1032-1033; voir aussi l'article «Hagel, Hagelzauber», dans H. Bächtold-Straubli, Handwörterbuch des deutschen Aberglaubens, Berlin-New York, rééd. 1987. 10 vol., t. III, c. 1304-1320 (l'aspect historique est traité c. 1318-1320). Dom Calmet a parlé également des Tempestarii dans son Traité sur l’apparition des esprits. t. I. Paris, 1751. p. 144-146
8 Voir art. Hagel, surtout c. 1313.
9 Voir par exemple sur ce sujet l'article piquant de J.-P. Seguin, «Les ancêtres des soucoupes volantes d'après les récits du XVIe s.». Le Monde, 23-24 juillet 1967 (page 1l).
10 Cf. J.M. Plotzek, «Mirabilia mundi», dans catalogue Ornamenta ecclesiae, Cologne, 1985. t. I, 107-111.
11 Derrière Magonia on voit facilement Magus ou Magia. Mais il existe aussi Mahomeria, qui selon Du Cange aurait donné mômerie!
12 D. Lambrecht, De parochiale synode in het oude bisdom Doornik gesitueerd in de europese ontwikkeling. 11de eeuw - 1559. Bruxelles, 1983. 328 p. (thèse). Le chapitre préliminaire étudie les origines anciennes de cette institution. Réginon de Prüm (840-915) en est l'un des meilleures témoins, grâce à son De synodalibus causis et disciplinis ecclesiasticis. Sur la peine de la lapidation, voir dans le Handwörterbuch des deutschen Aberglaubens, (voir note 7), l'article Steinigen. t. VIII. c. 413-415.
13 Harmening, Superstitio, p. 5.
14 Le canon Episcopi, jadis attribué au concile d'Ancyre en 314. est considéré maintenant comme emprunté à un capitulaire de l'époque franque, cf . Friedberg, Corpus juris canonici, t. I, c. 1030 et note 142. Il est reproduit intégralement dans Réginon de Prüm au Xe s., Burchard de Worms et Yves de Chartres au XIe s., Gratien au XIIe. Sur le plan pastoral le canon Episcopi peut être considéré comme un modèle de bon sens. Dans une première partie, la plus brève, il est ordonné aux évêques de combattre les pratiques magiques dans leurs diocèses en expulsant ceux qui s'y livrent. Mais c'est la seconde partie beaucoup plus longue qui est particulièrement intéressante. Elle est consacrée au prétendu vol aérien des sorcières, qui la nuit chevaucheraient des bêtes, traverseraient d'immenses espaces et se retrouveraient en foule au service de Diane. Pour les auteurs du canon, tout cela n'est qu'illusion nocturne semblable aux songes. Ce qui est coupable, ce ne sont pas ces prétendus envols ou assemblées, c'est le fait d'y croire, car c'est attribuer au Démon un pouvoir qui n'appartient qu'à Dieu; c'est se montrer pire qu'un païen. Il faut donc proclamer que tout cela n'est que mensonges diaboliques.
15 De grandine…. p. 14-15. C'est précisément cette histoire de peste bovine (bien attestée en 810) qui permet de dater ce traité des débuts de l'épiscopat d'Agobard (814-840). Elle se serait produite ante hos paucos annos; voir sur ce sujet L. Van Acker. Agobardi opera omnia Introduction. p. XXXVIII.
16 Il y aurait beaucoup à dire sur cette frénésie d'auto-accusation qui scandalise Agobard. Dans d'autres cas, elle pouvait au contraire être conforme aux désirs des juges, comme on le voit dans certains procès de sorcellerie (cf. E. Delcambre, «Psychologie des inculpés lorrains de sorcellerie», Revue historique du droit français et étranger, 1954. p. 383-403; 508-526) ou dans les procès préfabriqués des états totalitaires (cf. le roman de Koestler, Le zéro et l'infini).

SOURCE: Henri Platelle, Agobard évêque de Lyon, in Apparitions et miracles, Problemes d'Histoire des religions, 2-1991, p. 85-93

Remarques:

L'action et les motivations d'Agobard sont ici bien expliqués, avec quelques informations utiles. Il est dommage que la traduction des passages d'Agobard soit un peu trop loin du texte latin.

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Dernière mise à jour: 09/01/2019