1985: Sagan nous montre le travail à l'américaine

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COMETE: le plus beau
Sagan
Carl Sagan
Carl Sagan, né en 1934, et disparu prématurément en 1996, nous a enchanté, autant qu'il a combattu l'ignorance et la bétise. En tant que scientifique, il a contribué à la plupart des missions automatiques d'exploration spatiale du système solaire.
C'est lui qui a fait apposer la fameuse plaque sur la sonde Pionnier X. Lui aussi qui a été l'initiateur du programme SETI de recherche d'intelligence extraterrestre.
En tant que vulgarisateur, il est l'auteur de la série télévisée de vulgarisation scientifique Cosmos.
Mais il fut aussi un brillant sceptique, combattant fougueusement les théories absurdes de Velikovsky, et membre fondateur du Committee for Skeptical Inquiry.
Il a été très critique sur l'ufologie, avec UFO's - A scientific debate, où il se paye le luxe de démontrer l'inexistence du père Noël, sur la base de sa légende elle même.
En 1985, avec le prochain passage de la comète de Halley, le vulgarisateur se réveille, et publie Comet, aussitôt traduit en français. 397 pages, de nombreuses et belles illustrations en couleur, un riche index: c'est du beau travail. Rien à voir avec le torchon d'Asimov.
Par contre, les passages concernant les légendes et le fantastique ne sont pas traités avec le même sérieux

Il n'y a pas vraiment de paragraphe sur Ambroise Paré. Son illustration est simplement citée en marge, avec un commentaire

Les éléments hallucinatoires jouaient un role important dans les représentations européennes des comètes. Sur cette gravure sur bois, la comète de 1528 est entourée de têtes tranchées, de poignards et d'armes diverses. L'illustration s'appuie sur une description faite par Ambroise Paré


( Carl Sagan - Ann Druyan, COMETE, Calmann-Levy, 1985, p 18 )

Les représentations européennes... on sent que ce sont des américains qui parlent
Des américains qui ont compris que si les têtes sont isolées, c'est qu'elles doivent avoir été tranchées
Dommage qu'il n'aient pas compris qu'il n'y a jamais eu de comète en 1528, que la description n'est pas d'Ambroise Paré, que l'image s'appuie sur une autre image publiée par Pierre Boaistuau, et que les élements fantastiques n'ont rien à voir avec les hallucinations, mais avec les illusions et interprétations abusives
Encore un peu, et ils voulaient nous faire croire qu'Ambroise Paré avait pris du LSD

Plus généralement, Sagan semble céder à la convention qui veut qu'il n'est pas besoin de rigueur intellectuelle pour parler d'une bétise. Il suffit de voir comment, à partir de la page 27, il parle d'une autre légende: celle de l'excommunication de la comète de Halley.

  En 1456, une grande comète se manifesta dans les cieux d'Europe et de Chine. Elle semble avoir aussitôt frappé de panique la chrétienté tout entière. Calixte III et ses contemporains l'ignoraient, mais nous savons aujourd'hui qu'il s'agissait d'un des retours périodiques de la comète de Halley. Calixte III était pour sa part convaincu que la visite de la comète était un mauvais présage, associé d'une manière ou d'une autre à la cause turque; en conséquence, il l'excommunia et fit ajouter cette supplique à l'Ave Maria: « Du Démon, des Turcs et de la comète, Seigneur, délivre-nous. »
  De nombreux témoignages rapportent que Calixte III envoya 40000 hommes défendre Belgrade, ville placée sous contrôle chrétien, mais assiégée par les Turcs. Le 6 août 1456, alors que la comète de Halley brillait dans le ciel, commença une grande bataille, qui devait durer deux jours. Plus tard, un historien décrira les combats en ces termes:


  « Sans armes, le crucifix à la main, les franciscains se tenaient en première ligne, évoquant l'exorcisme papal à l'égard de la comète et rejetant sur l'ennemi cette colère céleste dont nul, à l'époque, n'aurait osé douter. »

  Les armées de Mohammed II furent défaites, la comète et les Turcs battirent en retraite. (Les Turcs sont à l'origine d'intéressantes représentations de comètes.) Mais Constantinople ne fut jamais reconquise par les chrétiens.

On remarque que Sagan rapporte tout ceci comme un fait réel, sans employer de conditionnel. En réalité, c'est un condensé de toutes les légendes accumulées de 1456 à 1909. Car en fait:
- Les comètes ne provoquaient pas de panique, mais de l'inquiétude, parce qu'elles étaient censées être des présages néfastes
- Il n'est dit nulle part dans les documents d'époque que Callixte III, croyait à un présage associé aux Turcs
- L'excommunication est une légende lancée par Arago en 1831, et n'avait d'ailleurs pas son sens habituel, puisque c'était le peuple, qui dans ses prières, "excommuniait la comète". Le pape a bien promulgué une bulle, mais pour demander des prières pour le salut de la chrétienté.
- La litanie sur la comète est une légende du 19ème siècle, postérieure à la précedente
- Le prétendu "historien" qui décrit la bataille de Belgrade, est en réalité l'astronome Babinet, qui écrivait ceci 4 siècles après les faits. Il ne faisait qu'en rajouter sur la légende, et ajoutait malicieusement: "quels rudes astronomes!"

Sagan, fait alors machine arrière et continue:

  Les auteurs successsifs ont repris l'anecdote de l'anathème lancé à la fois contre les Turcs et contre la comète; pourtant, les archives du Vatican ne recèlent aucune prière, aucune malédiction de la sorte, et rien ne prouve que Calixte III ait excommunié la comète, l'adhésion antérieure de celle-ci à la doctrine du christianisme étant plutôt sujette à caution. Le 29 juin, une bulle papale exigea que l'on dît des prières publiques pour la réussite de la Croisade; il n'y est pas fait mention de la comète, invisible à l'œil nu vers le milieu du mois de juillet; la bataille décisive contre les Turcs fut livrée quelques semaines plus tard.

Tout ceci est exact. Mais Sagan repart dans la légende, en écrivant:

  D'après ce que l'on peut en savoir, l'anecdote de Calixte III et de la comète, reprise par la plupart des auteurs scientifiques, remonte à Pierre-Simon, marquis de Laplace, et à son Exposition du système du monde, dont nous aurons l'occasion de reparler. Cet universitaire brillant, qui marqua de façon durable l'histoire de la physique et de l'astronomie, fut également un partisan convaincu de la Révolution française et de sa philosophie rationaliste. L'Exposition du système du monde fut publiée « en.1' an IV de la République » (1796). L'Église ayant été intimement liée au régime des Bourbons, il est possible que Laplace n'inventa toutefois pas de toutes pièces l'épisode de l'excommunication et la confusion semble remonter à la Vie des Papes, ouvrage publié en 1475 par le bibliothécaire du Vatican, Platina. Bien qu'apocryphe, la description d'un pape excommuniant très sérieusement une comète ne faisait que s'inscrire dans le courant d'opinion de l'époque.

Hé non, la légende de l'excommunication ne remonte pas à Laplace, elle remonte à la notice sur les comètes, baclée par Arago en 1831 pour L'annuaire du bureau des longitudes pour 1832. Une notice qui sera corrigée, sans excommunication en 1832.
Mais le mal est fait. En 1834, Quételet fait exorciser la comète par le pape. En 1844, Smyth imagine le pape faisant réciter des Ave Maria, et ajoute:
and a special protest and excommunication was composed, exorcising equally the Devil, the Turks, and the Comet
et une protestation et excommunication spéciale fut composée, exorcisant ensemble, le diable, les Turcs, et la Comète
Houla! Il y a va fort l'amiral Smyth! "Satan, sort de cette comète!"
Quant à la bulle d'excommunication anti-cométaire, c'est une invention de Robert Grant en 1852

Le brave Laplace, tout persuadé de l'obscurantisme papal qu'il pouvait être, n'était pas allé si loin. Pour lui, les prières conjuraient la comète et les Turcs. Et l'on ne voit pas trop ce que les Bourbons viennent faire dans cette histoire. Laplace semble avoir extrapolé sur un auteur précédent. Ce pourrait être François Bruys, qui en 1732 écrivait que la pape avait profité du passage de la comète pour inciter à prier contre les turcs. Ou alors Lubienietski, qui dans son Théatrum cometicum de 1681, cite en vrac ce que disent Schorer, Funccius et Buntingus, Rockenbach, Calvisius, Eckstorm, Riccioli et Alstedius.
Une lecture rapide de Calvisius pourrait effectivement laisser penser que le pape, persuadé de la colère de Dieu par la comète, a ordonné des prières contre les turcs. D'ou il est facile, en citant de mémoire, d'affirmer que ces prières concernaient à la fois la comète et les Turcs. Platina n'a fait que mentionner en vrac l'apparition de la comète et les prières contre les turcs, et d'ailleurs, si Laplace avait pu lire Lubienietski, il est peu probable qu'il ait lu Platina

Ainsi, voici une prétendue démystification de la légende de l'excommunication, qui est elle même une légende.
Et la dernière phrase laisse comprendre qu'elle s'inscrit dans un système de croyance: La croyance au juste combat de la science rationelle contre l'obscurantisme de l'église médiévale, coyance partagée par Laplace, Arago, Flammation et bien d'autres. Une croyance initiée par les décisions de l'église de mettre Copernic à l'index et de condamner Bruno et Galilée. Car c'est seulement dans le cadre de cette croyance qu'on peut imaginer un pape excommuniant sérieusement une comète. Le courant d'opinion de l'époque permettant seulement de prier Dieu d'être épargné des calamités annoncées par la comète.
Notons aussi que c'est une tentative d'explication rationnelle, qu'on retrouve plus maladroitement chez Homet

Finalement, autant on peut admirer la qualité du travail de Sagan, quand il donne des informations techniques et scientifiques, autant on peut regretter qu'il se laisse aller à colporter des rumeurs quand il s'agit des croyances de nos ancètres. On peut d'ailleurs remarquer que les auteurs qui citent la description d'Ambroise Paré, citent généralement aussi la légende de l'excommunication


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Dernière mise à jour: 27/11/2014